Fracture numérique

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Notions-clés : fracture numérique, inégalités,fracture économique info-riches, info-pauvres, réseau social, digital native, digital migrant, accès libre, exclusion, sagesse des foules, alphabétisation numérique.

Profils-clés : Wikileaks, Albertine Meunier, Nations-Unies.


Internet est-il une nouvelle source d’inégalités ?

À leurs débuts, l'ordinateur et internet étaient perçus comme des gadgets réservés à une minorité de personnes dont c'était le métier (les informaticiens) et à quelques drôles d'individus qui préféraient bidouiller pendant leur temps libre plutôt que de prendre un bon bol d'air (les hobbyistes). L'informatique et le réseau internet ont, depuis les années 1990, démontré leur caractère essentiel à la vie sociale et économique de chacun d'entre nous, partout dans le monde. La circulation de l'information, souvent gratuite, favorise l'équité des chances et rapproche les personnes. La technologie numérique aide à réduire les différences sociales entre ses utilisateurs. Mais, ô paradoxe, internet a également contribué à creuser l'écart entre utilisateurs et non-utilisateurs du net, amplifiant ainsi certaines inégalités qui préexistaient.

Notons cependant que la société numérique n'a pas encore établi son utilité sociale. Internet doit encore faire ses preuves comme outil de justice sociale. Il ne supplantera sans doute jamais les relations interpersonnelles en face à face, même s'il peut jouer un rôle de facilitation dans bien des circonstances.

On a baptisé fracture numérique l'inégalité d'accès aux nouvelles technologies de l'information. La notion même de fracture numérique est calquée sur celle de fracture sociale. Ceux qui sont du bon côté peuvent en principe disposer d’un accès à internet pour défendre leurs droits et leurs idées, pour s'informer, pour communiquer et même pour augmenter leur pouvoir d'achat (comparateurs de prix, sites de ventes privées à tarifs préférentiels, bons plans, etc.). Les autres connaissent un désavantage supplémentaire à ceux qu'ils subissaient déjà : ils se retrouvent exclus d'une nouvelle dimension de la société, qui leur échappe chaque jour un peu plus.

Dans l'esprit de nombreux individus, la fracture numérique se résume à un accès au réseau inégal entre des régions du monde : entre le Nord, qui est hyperconnecté, et le Sud, qui est encore en dehors du circuit, ou entre les zones urbaines et les zones rurales. Cependant, cette fracture peut prendre plusieurs formes, qui dépassent largement les clivages géoéconomiques. La fracture est surtout sociale : elle crée des sociétés à plusieurs vitesses et une forme d'exclusion se crée ou se renforce.

Cet article recense cinq formes de fractures : économique, géopolitique, culturelle, éducative et générationnelle.


Fracture économique[modifier]

La fracture la plus évidente est économique. On la retrouve à une échelle globale qui montre des disparités gigantesques de connexion entre les pays : au tournant du millénaire, il y avait autant de lignes téléphoniques sur l'île de Manhattan que sur tout le continent africain.[1]

Les victimes de la fracture numérique sont nombreuses, notamment :

  • Les plus pauvres, qui n'ont pas les moyens d'acheter des appareils informatiques ou d'en louer ;
  • Les plus éloignés des centres villes, qui n'ont accès ni au réseau, ni aux cybercafés, et dont personne dans leur entourage ne peut encourager l'usage d'internet ;
  • Les plus âgés, qui n'ont pas encore réussi à s'adapter à ce nouveau fonctionnement social.

Selon le Rapport sur le développement humain 2014 des Nations-Unies[2], les 2,7 milliards d'humains qui sont tout en bas de l’échelle sociale vivent avec moins de 2,5 dollars par jour. A l’opposé, les 85 personnes les plus riches du monde possèdent à elles seules l’équivalent de la richesse des 3,5 milliards d’êtres humains les plus pauvres.

Le manque de moyens empêche une grande partie de la population mondiale d'accéder aux équipements numériques. Les plus pauvres, déjà handicapés par leur faible niveau de vie et le pouvoir qu'acquièrent dès lors sur eux les plus riches, sont les premières victimes de cette nouvelle iniquité : ils sont confrontés à une rareté de l'information. Vu que les nouvelles technologies permettent d'augmenter la qualité et la quantité des communications, les bien connectés sont plus autonomes, plus performants, plus intégrés socialement et professionnellement. Ce meilleur accès aux informations touche non seulement leurs actions quotidiennes mais aussi des situations exceptionnelles. Prenons l'exemple d'un train qui déraille dans une région bien connectée : très rapidement, des transports alternatifs vont être mis en place. Dans une région mal connectée, l'attente va se prolonger, les solutions s'organiseront plus lentement, car l'information circule mal.

Mais une telle disparité existe aussi au niveau local : même une région très bien équipée peut compter des citoyens privés d'accès au réseau pour des raisons économiques. Même à Genève, qui est l'une des capitales du commerce mondial et le siège d'agences des Nations-Unies, vivent des info-pauvres sans ordinateur. Ils ont accès à moins d'informations, moins d'opportunités de travail et ont plus de difficultés à trouver leur place dans la société.

Faut-il envoyer des ordinateurs en Afrique ?
Donner un ordinateur, un vieil ordinateur, est-ce toujours utile ? Quand on pense fossé entre info-riches et info-pauvres, on pense tout de suite aux pauvres Africains qui n'ont pas d'ordinateur. L'idée de donner une deuxième vie à un ordinateur, en le confiant à une organisation caritative, est une bonne intention. Elle se heurte néanmoins à plusieurs réalités qui la rendent contre-productive. En Afrique principalement, les ordinateurs finissent très vite dans des décharges, or il n'y a pas d'infrastructures pour le recyclage. Donc on pollue en croyant bien faire. De plus, il y a des intermédiaires qui se servent au passage, bien souvent aux douanes ou avant même le départ. Par ailleurs, même si l'on donne un ordinateur à une personne pour un usage en Occident, par exemple une banque qui fait une donation à une ONG caritative, le problème peut rester le même pour le bénéficiaire qui doit payer des professionnels pour identifier les pannes matérielles, reconfigurer l'outil, assurer une maintenance. Sans parler de l'énergie grise, cette énergie consommée qui est difficile à calculer : transport, grosse consommation électrique de vieux ordinateurs avec des processeurs qui surchauffent, etc.

Luigi Garino CC BY 2.0

Fracture géopolitique[modifier]

Le seul facteur économique n'explique pas la mauvaise connexion à internet de certains pays ou certaines régions : certaines administrations en restreignent délibérément l'accès pour juguler la liberté de leurs propres citoyens à s'informer et à s'exprimer. C'est le cas de la Chine qui surveille et limite l'accès à internet de ses citoyens[3]. De même, en Corée du Nord, l'accès à internet est soumis à autorisation spéciale, principalement pour des buts gouvernementaux[4]

Même les États-Unis peuvent faire preuve de velléités coercitives à l'encontre de la liberté d'expression, comme en témoigne l'affaire Wikileaks[5].

Inversement, la connexion relativement correcte en Libye ou en Égypte a soutenu les mobilisations populaires dans le monde arabe en 2010 et 2011, où les réseaux sociaux ont permis aux initiatives de se coordonner et aux pratiques d'insurrection de s'affiner, par écran interposé.

Fracture culturelle[modifier]

Par fracture culturelle, on entend le décalage entre ancienne et nouvelle manière de penser, provoqué par l'émergence de nouvelles pratiques.

Dans tout type d'organisation, les hiérarchies peuvent sentir leur autorité menacée par l'omniprésence des médias numériques. On observe alors des réactions de rejet des ressources disponibles sur internet. Par exemple : dans un grand nombre de cursus académiques, Wikipédia est a priori banni comme source valide de références bibliographiques, ce qui traduit une méfiance vis-à-vis de la sagesse des foules[6], un concept expliqué dans l'article du même nom.

Le monde de l'entreprise est également sujet à des réactions de rejet, notamment vis-à-vis des plateformes de réseautage social, perçues comme une perte de productivité plus qu'un potentiel stratégique. Ces blocages sont généralement liés à l'angoisse que suscitent les transitions en cours. En effet, la régulation du monde du travail passe de la culture des heures de présence (primant sur la qualité du service) à la culture du résultat (avec la liberté de gestion des heures de présence). Grâce aux outils numériques, le monde du travail est désormais beaucoup plus flexible. Les travailleurs qui réussissent à faire du numérique un allié pour profiter de cette flexibilité sont ainsi plus libres des moyens qu’ils emploient pour atteindre leurs objectifs. La culture internet bouscule les anciennes hiérarchies, basées sur le statut, en mettant en avant les compétences, étayées par des preuves et des résultats[7]. Cette manière de penser a encore du mal à être mise en application par ceux qui tiennent les rênes du pouvoir, menacés dans leur position au sommet de la pyramide.

Diverses collectivités craignent parfois qu'internet ne soit un vecteur de subversion auprès des populations dont ils ont la responsabilité. Par exemple, en 2012, une municipalité indienne a interdit l'usage des smartphones aux femmes ![8]

Fracture éducative[modifier]

Au-delà des moyens techniques, politiques ou économiques qui éloignent certaines populations de la révolution numérique, une éducation inappropriée condamne beaucoup d'internautes à une intégration restreinte à l'écosystème informationnel du réseau.

Les utilisateurs voient souvent l'utilisation de l'outil informatique comme un obstacle purement technique. Il n'est donc pas rare d'entendre « j'ai fait un cours Word donc je suis à l'aise avec l'informatique ». N’est-ce pas faire preuve d’un manque de vision plus large de l’informatique ? Un réseau d’ordinateurs connectés constituant un réel écosystème, avec non seulement des outils, mais aussi des codes culturels, des normes et des valeurs qui forment un tout en perpétuelle évolution.

Ainsi, une large frange des internautes, même ceux qui en font un usage quotidien, se cantonne à des usages proches d'un média tel que le téléphone, la poste, la radio ou la télévision : ils ne produisent pas, n'interagissent pas avec des communautés ou utilisent leur messagerie électronique pour échanger des fichiers bien trop volumineux...

Même parmi les communautés de spécialistes de l'outil informatique, de nombreux individus ont des comportements inadaptés. Par exemple, certains concepteurs web vendent à leurs clients des sites qui limitent, voire empêchent l'analyse du site par les moteurs de recherche, souvent via l'usage de la technologie Flash de l'éditeur Macromedia. Un site entièrement géré par cette technologie n'est pas, à proprement parler, un site web car la notion de pages n'existe plus : on est dans une application. Par exemple, il peut devenir impossible d'indiquer l'emplacement d'une ressource interne au travers d'un simple lien hypertexte. Il faut alors indiquer à ses correspondants le chemin à parcourir dans l'application pour aboutir à ladite ressource : « Rendez-vous sur la page d'accueil, puis cliquer sur tel lien, ensuite sur tel autre, enfin entrez tels mots dans le formulaire et validez ». C'est non seulement fastidieux, mais cela va également à l'encontre des principes fondateurs d'accessibilité des ressources publiées.

Fracture générationnelle[modifier]

« Ma chérie, dit un père à sa fille de 12 ans, j'ai acheté un logiciel qui filtre les contenus interdits aux mineurs, pour que tu arrêtes de visiter ces sites qui ne sont pas de ton âge. Tu peux m'aider à l'installer s'il te plaît ? »

Vous avez, vous aussi, vécu le choc entre ceux pour qui internet est naturel, et ceux qui ne se sentent pas à l'aise devant un écran, qui doivent se concentrer pour ne pas faire d'erreurs, qui paniquent dès qu'une fonction change, qui ne connaissent pas les raccourcis, etc.

C'est le principe de fracture entre migrants du numérique et les digital natives. Bien au-delà des questions de manipulation technique, il y a un certain choc intergénérationnel dans la manière de voir le monde, nos croyances et nos pratiques. Heureusement, de nombreuses initiatives permettent de réduire ces fractures. Par exemple, en France, Albertine Meunier organise des ateliers internet avec des femmes de plus de 77 ans : l'opération un thé avec Albertine. Elle filme ces grands-mamans en train de boire le thé en décrivant de manière précise et relax des concepts ardus comme qu'est-ce qu'un hacker ? Avec ses vidéos sur le web[9], elle a réussi à motiver un nombre incalculable de seniors de se mettre à l'informatique. Ils apportent ainsi aux jeunes générations leur expérience de vie, pour rester critique face aux médias, affiner leur orthographe, découvrir d'autres cultures, etc.

Et la fracture émotionnelle ?

A toutes ces fractures s'ajoute la fracture émotionnelle : ça fait parfois mal, en effet, de se faire planter par ... son ordinateur, ou le réseau. Surtout pendant la rédaction d'un mail de trois kilomètres qu'on n'a pas sauvegardé. La vie numérique, c'est comme l'amour, on fait des erreurs de débutants, et puis on apprend ! Il n'empêche que cela peut en décourager plus d'un. Entre attraction et répulsion, nos cœurs balancent aussi face à la vie virtuelle. Avec internet, c'est parfois je t'aime moi non plus ...

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Notes et références[modifier]

  1. Leland Initiative: Africa Global Information Infrastructure Gateway Project, Jeff Bland, (1996).
  2. Rapport sur le développement humain 2014, Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), (2014).
  3. Article « Censure d'internet en République populaire de Chine », Wikipedia. (Consulté le 22.07.14).
  4. Article « Internet in North Korea », Wikipedia. (Consulté le 22.07.14).
  5. En 2010, le gouvernement des États-Unis a condamné la publication de documents secrets sur la guerre en Afghanistan, affirmant que cela menaçait la sécurité de soldats américains engagés en Afghanistan. À cet effet, une enquête a été lancée par le Pentagone, afin de retrouver l'origine des informations. Le Pentagone a exigé que WikiLeaks lui remette immédiatement la totalité des 15 000 documents classés « secret défense » qui n'ont pas encore été divulgués et que ceux qui ont déjà été mis en ligne soient détruits. Voir l'article consacré à WikiLeaks sur Wikipedia.
  6. Voir aussi l'article Sagesse des foules, chapitre 6.
  7. Voir l'article Hiérarchie de statut et hiérarchie de compétences, chapitre 5.
  8. Women Banned from Using Mobile Phones in Indian Villages. Sarah Lakshmi, GlobalVoices online, (2012).
  9. www.hyperolds.com