Préface de Gilles Marchand

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« Nous traversons, dans les médias, une révolution majeure. Un bouleversement sans doute aussi profond que celui qui a vu naître l’imprimerie et la reproduction en masse des écrits. Un bouleversement que vous connaissez car vous êtes, nous sommes tous, des utilisateurs quotidiens des médias. Et nos pratiques, nos habitudes, nos relations aux médias ont considérablement et très rapidement changé. Tout cela en moins de 15 ans. Nous sommes passés d’une relation classique top-down, du diffuseur au récepteur, à une relation horizontale ou le public choisit et alimente lui-même ce que les médias lui proposent. C’est une révolution très importante, un peu comme si vous expliquiez à vos profs ce qu’il convient d’apprendre ou si vous décidiez de choisir vous-même la matière à étudier, au grès de vos envies et intérêts. Pour faire face à ce genre de bouleversement, il faut bien sûr de l’expérience, du savoir-faire. Mais il faut surtout du savoir-être.»

Cette mutation vertigineuse des médias se traduit principalement par deux grands mouvements.

Il y a d’une part le passage d’un monde « broadcast » classique, de la radio et de la télévision, enserrées dans des dispositifs légaux contraignants et précis, à un monde « broadband » libre, assez sauvage et essentiellement dérégulé (sur le plan des droits d’auteur par exemple). Ce glissement de monde pose d’ailleurs des problèmes sérieux aux États, chargés de fixer dans des cadres législatifs les mandats de service public. Car si les mandats ont peu évolué, les conditions cadres des diffuseurs publics n’ont plus rien à voir avec celles qui ont caractérisé les cinquante dernières années. Tant sur le plan de l’accès aux droits, que sur celui des modalités de production ou de financement publicitaire.

Le deuxième mouvement est l’énorme fragmentation des médias qui implique une concurrence massive, infinie, face à laquelle les médias généralistes publics ont de la peine à lutter. Cet éparpillement des offres audiovisuelles en de multiples propositions thématiques provoque de facto une érosion des parts de marché des chaînes généralistes, qui ne peuvent se battre sur tous les fronts. D’autant plus que les écrans se multiplient à une vitesse prodigieuse.

Après l’écran TV classique, de plus en plus performant, les « smartphones » se développent en offrant des qualités de vidéos excellentes. Les tablettes complètent le dispositif et se révèlent très efficaces pour suivre la TV. Les boîtes de jeu sont aujourd’hui toutes connectées au web et permettent de visionner de la HD très confortablement (live TV, web ou DVD). Et arrivent de nouvelles surfaces, qui seront utilisées comme autant de nouveaux écrans : les vitres (fenêtres, vitres d’appareils ménagers) ou les vitrines commerciales urbaines.

Tous ces écrans, qui accueilleront bien sûr de la publicité, permettront de nouvelles écritures, de nouvelles narrations. La lutte pour l’attention sera terrible car le temps média n’est pas extensible à l’infini, une fois le temps mobile utilisé.

Quand la bonne vieille TV se connecte ![modifier]

La prochaine vague majeure, après le web, sera la télévision connectée, qui permet une interaction avec le public, depuis l’écran TV principal. Cette télévision connectée va bouleverser le modèle économique des médias électroniques et sera polyforme, avec quatre ou cinq types d’accès possibles. Il y aura d’abord le standard « HbbTV » qui associe directement des datas (vidéos à la carte, services, info, participation) à une chaîne de TV et permet au public d’interagir. La HbbTV (pour hybrid broadcast broadband TV) n’est pas vue d’un très bon œil par les câblo-opérateurs et les sociétés de télécommunication, car elle permet une interaction directe avec l’audience, sans passer par leur filtre payant. Pour cela, il faut toutefois que les données de la HbbTV soient intégrées au « must carry rule », c’est-à-dire que les rediffuseurs soient obligés de les offrir au public. Il y a là un enjeu politique évident.

Il y aura ensuite toutes les déclinaisons de la « smart TV » qui propose un écran d’accueil interactif à l’ouverture de la télévision. Les constructeurs de postes de TV (Samsung, Sony…) essaient ainsi de prendre le contrôle (et le financement) de l’interaction avec le public. Puis bien sûr les « boîtiers » qui sont proposés par les câblo-distributeurs (UPC-Cablecom par exemple) ou les opérateurs téléphoniques (Swisscom TV), déjà très bien implantés et qui veulent eux aussi contrôler et monnayer la consommation à la carte du public.

On peut ensuite compter sur les « OTT » (pour over the top), qui proposent, eux, de passer par des boîtiers type « Apple TV » ou « Google TV » et qui offrent des liens infinis avec des prestations et produits connectés.

La lutte entre ces grandes familles de connexions sera terrible. Et si les diffuseurs publics n’arrivent pas à installer une relation directe avec leurs audiences, ils sortiront progressivement du jeu et leur légitimité publique sera mise en cause. Des changements coperniciens pour les publics…

Tout cela implique de nouveaux comportements du public, parallèles et complexes à satisfaire. Avec d’un côté une logique verticale, cloisonnée, basée sur une programmation linéaire et organisée en vecteurs ou chaînes. Et de l’autre côté une logique horizontale, ou transversale, basée sur une consultation à la carte, séquencée, différée et organisée cette fois en thèmes. Cette approche transversale, ouverte, amène aux « médias sociaux », qui font recommander et partager la consommation média personnelle, contribuant ainsi au développement de communautés d’intérêt ou d’attitude.

Le partage des médias suivis (de la micro séquence à l’émission complète), la recommandation puis la conversation sur ce qui est suivi, rassemblent de plus en plus le public. Il n’y a qu’à voir les pics de commentaires et d’échanges online, pendant la finale d’un 100 mètres olympique ou durant un débat télévisé un peu animé… Leur densité montre que nous sommes nombreux en train de suivre le même événement, en même temps, de mille manières différentes. 

La coexistence de ces deux logiques, verticale et horizontale, impose aux médias de repenser leurs modèles d’organisation et de production des contenus. Car les moyens ne seront pas augmentés pour satisfaire à ces nouvelles exigences, au contraire, ils diminueront. Ces évolutions sont douloureuses et conflictuelles car elles mettent en cause des savoir-faire et des cultures professionnelles historiques.

Après le suivi captif des médias, qui imposaient une temporalité rigide, nous avons connus les délices de la liberté en décalant à l’infini les consultations : « Quand je veux, où je veux ! ». Et voilà que nous nous retrouvons. Tous ensemble, en même temps, mais chacun de son côté, sur son écran personnel.

Il y a là quelques belles perspectives à explorer ! Notamment pour les médias qui contribuent à entretenir le sentiment d’appartenance, le sentiment de « vivre ensemble ». Et il y a là aussi de quoi rassurer les prophètes de l’éclatement social. Ces nouvelles communautés sont en bonne partie virtuelles sans doute, mais ce sont des communautés actives, des communautés d’intérêts, d’enthousiasme ou de colère. Des communautés humaines, quoi.

Les réponses de l’audiovisuel public[modifier]

Cela dit, les acteurs audiovisuels ne restent pas passifs et spectateurs de ces bouleversements. On observe plusieurs réponses. C’est ainsi que les médias électroniques, particulièrement la TV, se développent dans deux directions simultanées, apparemment contradictoires : d’une part la grande qualité numérique (HD, 3D, 5.1, diffusion numérique) et les investissements lourds qui vont avec. Ils sont particulièrement appropriés au grand spectacle sportif, à la fiction, aux documentaires.

D’autre part la mobilité, l’interactivité, la souplesse, la VOD, la participation. Autant de notions essentielles dans le vaste monde de l’information. Il est évident qu’un diffuseur généraliste a besoin de ces deux jambes pour continuer à avancer. On peut encore y ajouter une forte implication dans l’alimentation et l’accueil de communautés, qui commentent et recommandent les productions programmées. Dans la mesure où l’audiovisuel public fabrique lui-même de nombreux contenus, il a une belle carte à jouer dans ce nouveau paysage.

D’abord parce qu’il peut re-proposer ses productions sur toutes les plateformes, sans être (trop) englué dans les complexes problèmes de droits d’auteur. Ensuite parce qu’il applique dans le monde online les mêmes valeurs que celles qui président à son activité en radio ou à la télévision. Des valeurs d’indépendance, de créativité, de diversité. L’audiovisuel public ne défend, par définition, aucune chapelle économique ou politique. Aucun « pay-back » n’est ici cherché. Il n’y a pas d’intention dans la recommandation.

Enfin parce que l’audiovisuel public doit rendre des comptes à son public. La transparence et l’explication sont codifiées, normées. Elles font partie intégrantes des concessions. Et en ce sens l’audiovisuel public est potentiellement tout à fait en phase avec cette nouvelle société numérique. Pour autant bien sûr qu’il prenne le risque de l’innovation et de la remise en cause.


Gilles Marchand est directeur de la RTS, Radio Télévision Suisse, depuis janvier 2010.