Des cathédrales aux bazars

De Wiki livre Netizenship

cathédrale, bazar, culture Libre, GNU/Linux, collaboration en ligne, décentralisation.


Quelle architecture pour les relations socio-économiques ?

On accorde souvent plus d'attention et de prestige à une belle cathédrale qu'à un bazar anarchique (du moins en apparence). Mais en ce qui concerne les modes d'organisation, d'entreprises ou de projets, ces a priori doivent-il désormais être remis en question ?

Cathédrale, bazar, de quoi parle-t-on ? De structures sociales et économiques et non plus de bâtiments. La matière s'assemble selon des logiques dimensionnelles : hauteur, largeur... Les informations, les idées, les organisations sociales sont également le résultat de ces logiques. Certaines organisations sont assemblées suivant la forme de la « cathédrale ». D'autres organisations sont assemblées en suivant la forme du « bazar ».

Le système social dit « en cathédrale » fonctionne selon la hiérarchie de statut, à la verticale, sous forme pyramidale. Le meilleur statut, le pouvoir suprême, se trouve au sommet. De nombreux niveaux intermédiaires le séparent de la base. Cette hiérarchie pyramidale exerce un contrôle important, notamment en s'interposant dans la circulation de l'information et les prises de décision. Tout doit passer d'un échelon hiérarchique à l'autre, du haut vers le bas ou inversement, rarement de manière transversale.

La plupart des États-Nations fonctionnent de cette manière. La majorité des grandes entreprises aussi, où l'on doit en référer à un supérieur hiérarchique. Il est fréquent de recevoir un courrier important, une décision officielle par exemple, signée par une personne qui a le « droit de signature », le statut de « responsable administratif », alors qu'en fait le courrier a été préparé par d'autres personnes qui traitent ce dossier, des subalternes ; et le signataire appose sa griffe quasiment les yeux fermés.

Au-delà de la signature, c'est toute la culture de la gestion qui est influencée par cette approche cathédrale. Plus largement, dans l'organisation cathédrale, la consommation est séparée de la production. Les consommateurs ne peuvent pas comprendre ou modifier les produits qu'ils consomment.

La dynamique horizontale

Bien différent est le fonctionnement des hiérarchies dans un bazar ! Il n'y a pas de position dominante à priori, permanente. En fonction de la situation, chacun apporte sa contribution sous forme de connaissances, savoir-faire et savoir-être. Il la met au service de la communauté. Ceux dont les contributions sont les plus intéressantes réussissent à fédérer une communauté (fournisseurs et clients) et en deviennent naturellement les leaders légitimes.

L'organisation est horizontale, en de nombreux petits groupes. Dans chaque petit groupe, non seulement chacun peut être le chef d'un segment de l'activité, mais il peut aussi y avoir plusieurs chefs. La notion de chef se transforme en simple notion de (co-)responsable d'activité. Les responsables doivent sans cesse démontrer qu'ils méritent leur place, ou avoir la sagesse de réduire leur attente de pouvoir diriger, en (re-)devenant simple contributeur aux projets.

Dans un bazar la pression est moindre, les relations sont plus simples, informelles, basées sur la pratique. Chacun peut donc participer à plusieurs groupes, parfois comme leader, parfois comme contributeur, et trouver diverses places en fonction des contextes. Cette modularité de la culture hiérarchique facilite la fusion des rôles entre consommateurs et producteurs, ces derniers étant encouragés à améliorer les produits et services pour leur propre usage.

Un concept venu du logiciel libre

Ces deux logiques cathédrale versus bazar ont toujours existé. La cathédrale s'opposait à l'anarchisme. Mais l'arrivée du numérique a permis de faire émerger une approche plus nuancée du bazar, pas si anarchique finalement. Les communautés d'informaticiens ont servi de laboratoire d'idées. Car les propriétés de décentralisation et de multilatéralité des écosystèmes numériques ont entraîné l'émergence de ce nouveau type d'organisation.

En offrant la possibilité de laisser une trace de toutes les contributions, et donc de faire des choix plus raisonnés, basés sur la qualité de chacun à contribuer à un projet, le numérique donne de la transparence au mode opératoire. Ceci permet à chacun de voir le mode d'organisation et de choisir celui qui lui convient, sans tomber dans les options radicales du tout vertical ou tout horizontal.

Dans son livre La cathédrale et le bazar (1998)[1], Eric S. Raymond analyse le succès de projets de logiciels libres, dont le code source est ouvert, générant par nature une organisation de type bazar, avec de nombreux petits groupes de travail qui interagissent, en visualisant ce que les autres apportent à la construction.

Le succès des logiciels libres, bien que peu connu, est fulgurant dans l'économie mondiale. La majorité des pages web qui sont affichées tournent sur ce type de logiciels, conçus dans des hiérarchies de type bazar. Ceci démontre la pertinence de ce type de gouvernance de projet, basée sur le partage de l'information et l'équité des chances, deux fondamentaux propres au bazar.

Et cela s'applique bien au-delà du logiciel : dans l'architecture, les arts, les machines agricoles (etc.), mais uniquement si les outils numériques sont utilisés pour coordonner les efforts. L'idée de hiérarchie bazar, popularisée avec le monde des logiciels libres et à code ouvert, a servi de catalyseur pour faciliter une transition : le bazar, comme logique organisationnelle, s'étend aujourd'hui à de nombreux domaines.

Le bazar n'entrave ni la réussite d'un projet, ni la qualité de son résultat.

Deux succès notoires :

  • GNU/Linux. Issu du milieu hacker, le système d'exploitation libre Linux est né de la rencontre entre le développement collaboratif décentralisé d'internet et le mouvement du logiciel libre. Il est devenu leader sur les serveurs web.
  • Wikipédia l'encyclopédie en ligne. Elle figure parmi les 10 sites les plus visités au monde. Il existe plusieurs millions de projets bazar qui, comme Wikipédia, utilisent internet mais qui ne sont pas des projets logiciels. Leur succès provient de leur qualité : ils sont améliorables continuellement par tous. Seule condition : respecter les règles de fonctionnement de la communauté.

Là réside sans doute l'une des clés de la force du bazar. Ces projets fonctionnent grâce à des micro-hiérarchies de contributions. Exemple : « Il a sans doute raison, car c'est lui qui a résolu le dernier bug sur cette partie du programme la dernière fois. » Cette approche bazar remplace progressivement les hiérarchies de statut, symbolisées par des comportements comme :

  • « j'ai raison, car je suis ton chef » ;
  • « j'ai raison, car j'ai fait cinq années d'études et toi seulement deux ».

On voit ainsi que le pouvoir dans les organisations est intimement lié au statut, qui donne le droit ou non à l'information. Ce qui est nouveau, c'est que le numérique permet à tous de co-contrôler l'information (le code, dans l'univers des programmateurs). Dans l'approche bazar, comme les producteurs sont aussi les consommateurs, ils peuvent faire évoluer ensemble les produits et services plus rapidement, car ils ont accès à toutes les informations nécessaires pour bien décider ensemble.

Et comme le monde numérique ne connaît pas les distances, tous peuvent y contribuer où qu'ils se trouvent et à tout moment.

Par leur nombre important, les acteurs de la communauté socio-économique des logiciels libres identifient plus vite les problèmes et trouvent la solution rapidement. C'est pourquoi, à la différence des projets gérés par des communautés fonctionnant sur le principe de la cathédrale, les communautés qui adoptent les principes bazar peuvent être plus réactives, plus flexibles et ainsi plus efficaces pour trouver des solutions. C'est pourquoi un acte de vandalisme sur Wikipédia est souvent repéré par des patrouilleurs en moins de deux minutes... Et ce malgré le nombre incalculable de pages à surveiller.

Les organisations en pleine mutation

Le fonctionnement en cathédrale reste prédominant dans le modèle économique actuel en ce début du XXIe siècle. Mais la mutation est en cours. Le bazar, modèle organisationnel émergent, est en train de bouleverser le rapport de force bien au-delà de la seule économie numérique.

Ces deux modes d'organisation coexistent actuellement, notamment dans les médias. Les supports traditionnels exercent un quasi-monopole (du haut vers le bas) sur l'information et sont souvent intégrés dans des groupes transnationaux encore plus gros, qui produisent et vendent du matériel militaire, de l'électronique...

De la même manière, les géants de l'informatique (en 2012 Microsoft, Apple, Google ou Facebook) maîtrisent totalement l'utilisation et le développement de leurs produits, tout en se diversifiant dans des domaines qui leur assurent de rester des groupes de dimension considérable et à hiérarchie verticale (des cathédrales), plutôt que de migrer vers des réseaux de petits groupes fonctionnant en bazar, horizontalement (comme le modèle Linux).

Ces entreprises cathédrales ne sont pas forcément les mieux armées pour résister à la société numérique : la somme des multiples bazars, tous en réseaux, représentant une concurrence sérieuse (on aborde alors le concept décrit dans l'article « La longue traîne »).

En revanche, l'économie sociale et solidaire est structurellement adaptée à la culture bazar dévoilée par les pionniers du numérique, c'est pourquoi son modèle semble plus adaptable aux transitions économiques actuelles. Rappelons ici les valeurs et principes de l'ESS :

  1. respect du bien commun
  2. solidarité
  3. coopération
  4. diversité
  5. autonomie
  6. citoyenneté active
  7. mutualisation
  8. bien-être social
  9. innovation ouverte
  10. gouvernance décentralisée
  11. partage de l'information
  12. culture du don

Notes et références

  1. Thèse La cathédrale et le bazar par Eric S. Raymond.