Des cathédrales aux bazars

De Wiki livre Netizenship

cathédrale, bazar, culture libre, GNU/Linux



On accorde souvent plus d'attention et de prestige à une belle cathédrale qu'à un bazar (à l'apparence) anarchique. Pourtant, en ce qui concerne les modes d'organisation, d'entreprises ou de projets, ces a priori doivent désormais être remis en question.

Cathédrale, bazar ? De quoi parle-t-on ?

Le monde de la matière est assemblé selon certaines logiques dimensionnelles. Les organisations humaines sont également le résultat de ces logiques.

Certaines organisations sont assemblées suivant la forme de la «cathédrale». D'autres organisations sont assemblées en suivant la forme du «bazar». Le système en cathédrale fonctionne selon la hiérarchique de statut, à la verticale ou sous forme pyramidale. Le pouvoir se trouve au sommet avec de nombreux niveaux intermédiaires qui le séparent de la base. Cette hiérarchie pyramidale exerce un contrôle important sur la base, notamment en s'interposant dans la circulation de l'information et les prises de décision. Tout doit passer d'un échelon hiérarchique à l'autre, du haut vers le bas ou inversement, jamais de manière transversale. La plupart des États nations fonctionnent de cette manière. La plupart des entreprises aussi, où l'on doit toujours se référer à un supérieur hiérarchique.

Bien différent est le fonctionnement du bazar! Il n'y a pas de position dominante a priori, l'organisation spatiale est horizontale. Chacun agit individuellement ou en petit groupe, avec des leaders qui doivent sans cesse démontrer qu'ils méritent leur place. Chacun doit partager ses expériences avec les autres selon des règles communes, parfois informelles et issues de l'expérience.

Dans l'organisation cathédrale, la consommation est séparée de la production. Les consommateurs ne doivent pas comprendre ou modifier les produits qu'ils consomment. Dans le bazar, les humains sont à la fois des consommateurs et des producteurs, encouragé à améliorer les produits pour leur propre usage.

Un concept venu du logiciel libre

Ces deux logiques cathédrale versus bazar ont toujours existé, mais il est entré dans le débat seulement depuis les années 1990. Le monde de l'informatique et de la programmation de logiciels a servi de laboratoire d'idées. L'apparition du bazar découle en effet des propriétés du numériques évoquées dans l'article "Eau, air, terre, feu, numérique : sacrées propriétés" : instantanéité, décentralisation, symétrie, asynchronicité, multilatéralité.

Eric S. Raymond, dans son livre la cathédrale et le bazar (1998), analyse le succès d'un projet de logiciel dont le code source est ouvert, fetchmail ("va chercher le courrier"), qui a été lancé délibérément pour tester certaines théories surprenantes du génie logiciel suggérées par l'histoire de Linux. [1] "Je discute ces théories en termes de deux styles de développement fondamentalement différents, le modèle ``cathédrale de la majorité du monde commercial, à opposer au modèle ``bazar du monde de Linux. Je montre que ces modèles dérivent d'hypothèses opposées sur la nature de la tâche consistant à déboguer un logiciel. Enfin, je m'efforce de démontrer, à partir de l'expérience apportée par Linux, qu'étant donné un nombre suffisant d'observateurs, tous les bogues sautent aux yeux" [2].

En d'autres termes, le bazar n'entrave ni la réussite d'un projet ni la qualité de son résultat. C'est pourquoi Linux a réussi à s'imposer comme le système le plus utilisé sur les super-ordinateurs et les smartphones (selon wikipédia).

GNU/Linux et Wikipédia sont leaders dans leur domaine respectif (serveurs et encyclopédie en ligne), pour ne citer que deux projets phares de la culture bazar. Leur succès provient de leur qualité : ils sont améliorables continuellement par tous. Seule condition : respecter les règles de fonctionnement de la communauté. Là réside sans doute une des clés de la force du bazar. Ces projets fonctionnent grâce à des micro-hiérarchies de contributions (ex. : «Il a sans doute raison, car c'est lui qui a résolu le dernier bug sur cette partie du programme la dernière fois. »), dans l'esprit, justement, d'un bazar. Ce nouveau système remplace progressivement le système de hiérarchie de statut, symbolisé par des comportements comme :

  • « j'ai raison, car je suis ton chef » ;
  • « j'ai raison, car j'ai fait cinq années d'études et toi seulement deux ».

La lutte pour le contrôle de l'information et des logiciels par une minorité n'est pas du tout nouvelle. Ce qui est nouveau, c'est l'approche dite bazar en tant que telle. Dans l'environnement bazar, comme ces producteurs sont aussi les consommateurs, ils peuvent faire évoluer le produit plus rapidement. Ceci n'est possible qu'à travers un partage important des informations, des expériences ou du code des logiciels.

Et comme le monde numérique ne connaît pas les distances, tous peuvent y contribuer où qu'ils se trouvent et à tout moment. De plus, par leur nombre important, les acteurs du bazar identifient plus vite les problèmes et trouvent la solution rapidement.

C'est pourquoi, au contraire d'autres concurrents non-libres, les bugs du logiciel GNU/Linux sont corrigés avec une réactivité incroyable (parfois en quelques heures). Un acte de vandalisme sur wikipédia est souvent corrigé par des patrouilleurs en moins de deux minutes...

L'organisation économique doit revoir sa copie

Même si le fonctionnement en cathédrale est prédominant dans le modèle économique actuel, le bazar, notamment à travers la culture libre, est en train de bouleverser le rapport de force bien au-delà de la seule économie numérique.

Ces deux systèmes d'organisation se retrouvent notamment dans les médias. Les médias traditionnels exercent un quasi-monopole (du haut vers le bas) sur l'information et sont souvent intégrés dans des groupes transnationaux encore plus gros, qui produisent et vendent du matériel militaire, de l'électronique...

De la même manière, les géants de l'informatique (Microsoft, Apple, Google ou Facebook) maîtrisent totalement l'utilisation et le développement de leurs produits et se diversifient dans des domaines qui leur assurent de rester des groupes de dimension considérable et à hiérarchie verticale, des cathédrales, plutôt que de migrer vers des réseaux de petits groupes fonctionnant en bazar, horizontalement.

Ces entreprises cathédrales ne sont pas les mieux armées pour résister à l'invasion de la société numérique : la somme de multiples bazars, tous en réseau, représentant une concurrence sérieuse (on se rapproche du concept de la longue traîne, que nous détaillons dans un article dédié). En revanche, l'économie sociale et solidaire possède des propriétés similaires à celle du bazar, c'est pourquoi son modèle semble plus pertinent et adapté à l'ère du numérique. Rappelons ici ses valeurs, énumérées dans l'avant-propos :

  • solidarité
  • bien commun
  • coopération
  • multipartisme
  • autonomie
  • citoyenneté active
  • bénéfice mutuel
  • bien-être social
  • liberté
  • innovation
  • service
  • gouvernance décentralisée
  • partage de l'information
  • culture du don


Notes et références

  1. Linux, système d'exploitation libre, est né dans le milieu hacker de la rencontre entre le développement collaboratif et décentralisé via Internet et le mouvement du logiciel libre.
  2. http://www.linux-france.org/article/these/cathedrale-bazar/

http://www.linux-france.org/article/these/cathedrale-bazar/