Internet au-delà du petit écran

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Révision datée du 26 février 2013 à 17:39 par Pryska ducoeurjoly (discussion | contributions) (Les enfants passifs devant l'écran Source: La Liberté, 3 novembre 2010)

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« Pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible, c'est-à-dire de le divertir, de le détendre, pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ». Ces phrases de Patrick Le Lay, écrites alors qu'il était président de la chaîne de télévision française TF1[1], n'ont pas manqué de faire scandale. Le journaliste d'investigation Christophe Nick en a même fait le titre d'un documentaire «Le temps de cerveau disponible»[2], dans lequel il se demande jusqu’où peut aller la télé. La télévision ne pose pas de problème en tant qu’outil technologique, ce qui pose problème ce sont les intérêts qu'elle sert. Parce qu’après une courte phase de soumission au pouvoir politique, elle est passée sous le contrôle exclusif de l’idéologie du marketing, c’est-à-dire des prescripteurs de comportement fort peu philanthropes que sont les publicitaires. Les publicitaires visent essentiellement ce que les théories issues du marketing américain nomment la « lifetime value » : il s’agit de fidéliser les consommateurs à des marques et de les conditionner à suivre des modèles comportementaux qui les rendront d’autant plus contrôlables – eux et leur pouvoir d’achat. Dès lors que la télévision s’attaque à l’intégrité psychique et physique des individus.

Programme, vous avez dit programme ? Ne faudrait-il pas plutôt dès lors parler de programmation neuro-linguistique (alias PNL, discipline de la communication verbale) ? Ou comment les slogans publicitaires parviennent à reprogrammer notre cerveau avec de nouvelles croyances, avec de nouveaux besoins. Les spécialistes du marketing connaissent parfaitement les moindres rouages de notre mémoire. Ils excellent dans l’art de la persuasion inconsciente. Pourquoi le rythme des images est-il particulièrement élevé dans les pages de publicité ? Parce que la fréquence des coupes renforce la mémorisation, même si cet artifice de vente mobilise beaucoup d’énergie pour le spectateur, qui a tendance à épuiser son cerveau. Pourquoi avez-vous envie d’acheter une voiture coûteuse après un message effrayant de la prévention routière ? Parce que, dans la foulée du clip on vous a passé une publicité pour une superbe berline avec des airbags dernier cri...


Voyeurisme

Depuis les années 1980, le divertissement sur petit écran trouve moins sa force dans la moralité ou l’émotion que dans l’excitation de nos pulsions primitives. Sexe, violence, cruauté, humiliation, le cocktail parfait à destination d’une audience assujettie à une logique économique plus que culturelle. Prochaine étape sur nos écrans HD ? Peut-être la mort en direct ?

« La question qui se pose est celle-ci : sommes-nous des trafiquants d’émotions fortes ? Sommes-nous des courtiers en chair encore tiède ? Avons-nous raison de vous montrer ce que vous n’auriez jamais dû ou pu voir ? Avons-nous raison de penser qu’une civilisation se termine et qu’une autre commence ? Les faits sont là. Il est certain que jamais les images n’ont eu autant d’importance qu’en ce moment. Autrefois, c’est vous qui faisiez les images et maintenant ce sont les images qui vous font ». Ces mots ont été prononcés par un journaliste en 1957[3]. Ils prouvent que la télévision a toujours été consciente de son pouvoir de nuisance. Cela ne l’a pas empêché de devenir nuisible. Après la privatisation des années 1980, la téléréalité représente la deuxième révolution dans l’histoire de la télévision française. Toutes les transgressions deviennent possibles. Le temps est venu de l’élimination mutuelle, de l’humiliation, de l’exhibition, au sein d’un dispositif conçu pour que ces transgressions soient bien réelles. Les participants sont invités à repousser tous les interdits : contrairement aux mécanismes d’exhibition et de voyeurisme des années 1980 et 1990, les producteurs et diffuseurs de téléréalité ne se contentent plus de la parole, mais exigeaient des passages à l’acte. Lesquels, encouragés et renouvelés, ont entraîné les candidats vers des comportements de plus en plus régressifs et pulsionnels. Brutalité, narcissisme, cupidité, cynisme, valeurs dominantes de la téléréalité, deviennent également celles de l’époque. De fait, pour les adolescents, très nombreux à regarder les programmes de téléréalité, le phénomène d’identification fonctionne parfaitement. Le passage à l’acte, la libération des instincts, légitimés par l’estampille du « vu à la télé », ont été banalisés et ont suscité une imitation massive et « décomplexée », pour reprendre un adjectif très en vogue dans la première décennie du nouveau siècle.

Les sociétés d'antan – animistes, impériales, monarchiques – ont toujours mis en place des dispositifs de contrôle des pulsions. La nôtre célèbre le libre assouvissement des pulsions et leur exploitation.



La pensée unique

Nos bas instincts réveillés par la TV[4]

En 1920, Sigmund Freud a postulé que l’être humain était habité par deux types de pulsions, qu’il a appelées pulsions de vie et pulsions de mort. Les pulsions de vie sont, en substance, les pulsions érotiques, qui conduisent à l’union avec l’autre et in fine à engendrer du vivant. Mais, parce que vivre est une entreprise fatigante, voire une épreuve, il existe chez tous les êtres vivants, explique Freud, une pulsion de mort concomitante à la pulsion de vie. En encourageant les pulsions à se délier, littéralement à se « déchaîner », la télévision explore et exploite donc, en toute logique, des territoires intensément sexuels (pulsion de vie) et destructeurs (pulsion de mort). À ce jour, c’est en Grande-Bretagne, sur la chaîne privée Channel 4, que les programmateurs sont allés le plus loin en proposant la dissection filmée de véritables cadavres, le samedi soir. La même chaîne a lancé en 2010 un appel à candidatures : ses producteurs recherchaient un malade en phase terminale pour le filmer jusqu’à sa momification.

Ce qui est ici à l’œuvre n’est rien de moins que la destruction des fondations sociales et humaines sur lesquelles s’est lentement bâtie la civilisation. La destruction de la confiance, la destruction des relations entre les individus, entre parents et enfants, la destruction en conséquence de tous les modèles d’autorité engendrent inévitablement des populations atomisées, « désaffectées », incontrôlables. Ce modèle de gouvernement par l’instinct produit de l’hyper-violence, ferment de la guerre civile.[5]

La manipulation par les médias

Les enfants passifs devant l'écran [6]

Des études montrent que nous sommes en fait anesthésiés, et plongés dans un état de relaxation. Les changements de plans entraînent une baisse du rythme cardiaque. Chez les téléspectateurs disposant de grands écrans, la baisse du rythme cardiaque s’avère plus intense[7]. Cet effet physique est produit par un « réflexe d’orientation », une expression qui désigne notre adaptation naturelle aux milieux visuels changeants : le ralentissement du rythme cardiaque et l’afflux de sang au cerveau entraînerait notamment une mobilisation de l’attention vers la nouveauté. Ce ralentissement cardiaque expliquerait aussi notre état de relaxation devant la télévision, dû au rythme élevé des coupes. D’où la difficulté que l’on éprouve pour s’extraire de la télévision. Cela demande un effort que l’on ressent comme une forme de torpeur.

Selon des statistiques françaises, 87 % des enfants d’âge scolaire passent au minimum deux heures par jour devant la télévision. Or, la passivité ainsi induite s'oppose directement au bon développement de l'enfant, comme l’explique Anne Jeger, psychologue clinicienne à Lausanne (Suisse) [8] :

« L'enfant passif devant un écran ingurgite des messages et des images qui transmettent des valeurs et des croyances véhiculées dans les émissions regardées. Si ses parents sont absents, il va faire siennes ces valeurs. Car l'enfant se construit en s'identifiant et en imitant les modèles qu'il rencontre. Les médias influencent sa pensée, sa représentation du monde et celle des autres (gentils/méchants). Image simpliste du monde et perception tronquée d'une réalité qui est nuancée dans la vraie vie. On sait aujourd'hui qu'il suffit de vingt minutes d'exposition aux images cathodiques pour que les ondes cérébrales bêta, caractéristiques de l'état de veille, se transforment en ondes alpha qui nous rendent vulnérables aux suggestions.

« Devant un écran, l'enfant entre dans un monde qui est de toute façon virtuel puisqu'il passe à travers une image. Les images ont sur lui un pouvoir excitant et captent son attention. La télévision empêche de prendre des initiatives, de s'ennuyer – ce qui est essentiel pour développer sa maison intérieure, son imagination, sa créativité – et rend dépendant. Les effets sont sidérants : fatigue, irritabilité, troubles du sommeil, isolement social, obésité voire agressivité et violence.

« Et même si certaines émissions sont instructives, il manque des échanges et du contact pour élaborer et confronter sa pensée. Car sans pensée critique, pas d'esprit critique et de recul sur les événements télévisuels et les événements de la vie. Quant à la violence, elle a toujours existé. Elle fait partie de nous. Elle se réveille quand elle est stimulée, provoquée. Et que se passe-t-il dans la tête d'un enfant quand il reste des heures devant un écran à regarder passivement des personnes se brutaliser et s'entretuer ? Cette violence s'imprègne inévitablement dans son cerveau et génère de la peur... Et la peur génère la violence. Le monde est donc perçu comme menaçant et angoissant, avec tous les autres symptômes qui en découlent. »

La télé et Internet : deux niveaux d’attention différents

Laisser les images nous tomber dans les yeux, affalé sur un canapé, la télécommande dans une main et un sandwich dans l’autre, constitue sans doute le comble de la passivité, voire de la léthargie. Par ailleurs, même si la télévision se répand dans l’espace numérique, son mode de fonctionnement reste par essence inéquitable : une station émet, produit ; le téléspectateur reçoit, consomme. Il en va tout autrement sur internet, un média où l'on peut choisir soi-même ses programmes vidéos (et ses lectures, aussi bien sûr). Certes, la communication est instantanée comme à la télévision, mais elle est aussi :

  • Décentralisée : pas de centre de décision unique, chacun décide de son destin numérique ;
  • Asynchrone : chacun agit à son rythme – une option que la télévision commence à proposer avec des émissions à la carte ou la possibilité d’interrompre provisoirement un programme diffusé en direct ;
  • Multilatérale : elle permet les échanges entre groupes d’utilisateurs, ce qui n’est pas le cas de la télévision.

Et cela change tout. Le consommateur d'images devient un «télespect'acteur».

Le plaisir de servir le bien commun

Ce n’est pas autrement qu’un portail Web dépourvu de toute aide publique comme Wikipedia a pu devenir, en moins de dix ans, le cinquième site le plus visité au monde. Le projet a dû son succès aux dizaines de millions de petits dons annuels versés par les personnes qui avaient foi en lui.

Il est incontestable qu’Internet peut engendrer exactement les mêmes vices et dérives que la télévision, si l’attitude de ses utilisateurs reste passive. Mais le Web, au contraire de la télévision, a vocation à sortir l’internaute de son seul rôle de consommateur et à faire de lui un « consomm’acteur » de son écosystème d’information. De nombreux sites, sans but lucratif, sont motivés par le seul plaisir de partager un savoir de qualité. Leurs concepteurs accueillent ainsi à bras ouverts les connaissances des internautes qui leur permettront d’améliorer leur projet.

Le mot de la fin

La télé n'est pas durable car elle sert des intérêts privés ; Internet est durable car il sert les intérêts des citoyens qui l'utilisent.

Notes et références

  1. Patrick Le Lay, Les Dirigeants face au changement, Éditions du Huitième jour, 2004.
  2. «Le temps de cerveau disponible», de Christophe Nick, réalisé par Jean-Robert Viallet et diffusé sur France 2 en 2010.[1]
  3. «Le temps de cerveau disponible»
  4. Adapté du documentaire TV « Le temps de cerveau disponible », Christophe Nick & Jean-Robert Viallet, France 2, 2010
  5. Vidéo
  6. Source: La Liberté, 3 novembre 2010
  7. REEVES, LANG, KIM, TATAR (1999) : « Les effets de la taille des écrans et du contenu des messages sur l’attention et l’état d’éveil », Media Psychologie, vol. 1, n° 1, pp. 49-67, cité dans 150 petites expériences de psychologie des médias, Sébastien BOHLER, Dunod, 2008.
  8. La Liberté, 3 novembre 2010