L'économie numérique sera solidaire ou ne sera pas

De Wiki livre Netizenship
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Par Pryska Ducoeurjoly & Théo Bondolfi

Comme vous l'avez certainement réalisé à la lecture de cet ouvrage, les temps changent ! Et pas qu'un petit peu ! C'est bien une lame de fond qui se dessine, la grande transition que nous évoquions dès l'Acte 1 dans l'article Société en métamorphose.

Internet est en train de faire voler en éclat l'ancienne division du travail. Les citoyens ont désormais la possibilité de sortir du mode passif. En tant que consom'acteurs, ils peuvent faire vivre les produits et les services, les améliorer, les rediffuser à leur tour. Il n'y a plus d'un côté les patrons et de l'autre les petites mains ouvrières. Tout le monde collabore dans une nouvelle répartition des tâches où la hiérarchie, jadis verticale, prend une allure plus horizontale.

Cette dynamique numérique peut être « mise à profit » par de nouveaux chefs d'entreprises, plus humanistes : les entrepreneurs sociaux. Avec internet, ils découvrent un outil particulièrement utile pour concrétiser leur leitmotiv : « Celui qui gagne, c'est celui qui coopère le mieux » !

Petit à petit, partout sur terre, l'économie dite sociale et solidaire, fait son nid. Adossée à la notion de bien commun, elle se fraye une réelle légitimité face aux logiques qui privilégient le profit au détriment de l’intérêt général ou de l'utilité sociale. Ces « entreprises sociales »[1] sont composées d'associations, de coopératives, de mutuelles, de fondations et d'autres types de société qui obéissent à des principes participatifs et démocratiques. Elles représentent au sein de l’Union Européenne environ 20 millions de salariés (et plus 6 % de l’emploi)[2] . Ces chiffres qui suivent une courbe croissante ne seraient pas le reflet d'une simple tendance. Certains y voient une véritable « Troisième révolution industrielle »[3] , dont parle l'économiste Jeremy Rifkin. Son dernier ouvrage, La nouvelle société coût marginal zéro[4], décrit cette voie alternative et novatrice qui pourrait dépasser l'opposition stérile, dont les citoyens ont assez soupé, entre capitalisme et socialisme.

« L'économie des communaux collaboratifs (économie collaborative au service des biens communs, ndla) est le premier système global à émerger depuis l'avènement du capitalisme et du socialisme. C'est dire comme l'événement que nous traversons est historique. Au début, le marché capitaliste et les communaux s'épanouiront côte à côte. Mais au fur et à mesure que les communaux gagneront du terrain, un combat terrible va s'engager. Pour survivre, le capitalisme devra se « reconditionner », retoquer son approche du monde et tenter de profiter de la montée en puissance des communaux plutôt que de s'y opposer »[5]

.

Cette évolution vers une gestion plus collaborative des biens communs est inéluctable, logique et nécessaire selon Rifkin. Elle ne touchera pas seulement les services, mais passera la barrière physique, s'appliquant même au secteur de l'énergie, grand moteur de l'économie. « Des milliers de personnes produisent déjà leur énergie pour un coût marginal proche de zéro. En Allemagne, 27 % de l'électricité est verte (...). Il faut savoir que les coûts fixes de production de ce type d'énergie vont suivre la même courbe que ceux des ordinateurs : une chute libre ». Certes, ce n'est encore qu'une hypothèse, mais elle est à prendre au sérieux.

« Nous n'avions jamais anticipé la possibilité d'une révolution technologique tellement extrême qu'elle pourrait réduire le coût marginal, pour un ensemble important de biens et de services, à presque zéro, rendant ces biens et services virtuellement gratuits et abondants. Et sapant au passage les bases mêmes du capitalisme ». Nous avons tout à gagner dans ce changement : « l'expérience qui attend l'humanité dans le siècle à venir sera beaucoup moins pénible que ce que nous voyons se profiler si nous continuons avec le système actuel ».

C'est aussi notre intime conviction. Au fil des articles de Citoyens du Net, nous démontrons que les fondements qui sous-tendent l'économie numérique sont les mêmes que l'économie sociale et solidaire émergente. Derrière la notion de « communaux collaboratifs » évoquée par Rifkin, nous ne voyons rien d'autre que cette économie sociale commençant à s'approprier les outils numériques. Accélérer la rencontre de ces deux secteurs ne pourra qu'engendrer un bénéfice mutuel. C'est surtout un enjeu majeur pour tout porteur de projet. L'économie numérique peut effectivement apporter beaucoup à ceux qui créent de la richesse sociale.

Comme nous avons pu le voir dans ce livre, internet favorise :

  • l'équité des chances
  • l'autoformation en matière de compétences transversales
  • l'implication de tous (gestionnaires, collaborateurs, clients, etc.)
  • la créativité
  • l'esprit d'initiative
  • l'animation de communautés
  • la vision systémique (à 360 degrés)
  • l'esprit collaboratif
  • l'objectivité et la neutralité
  • le bien commun
  • la direction participative

Internet est un formidable outil au service d'un nouveau modèle économique à visage humain. Il est même le plus efficace et le plus pertinent pour hâter une autre gouvernance socio-économique ; celle dans laquelle s'inscrivent déjà de nombreux porteurs de projets solidaires.

Dès ses débuts, cet outil numérique s'est voulu ouvert, libre, émancipateur de citoyenneté. Mais attention ! Les usages privateurs, liés aux anciennes logiques du marché, pourraient vouloir en réduire la vocation initiale, en restreignant sa portée à la seule consommation de masse et au profit de cercles restreints.

La bataille ne sera pas aisée. Face à tout changement, des résistances sont à prévoir, surtout de la part des pouvoirs dominants touchés dans leurs fondements. Ils brandiront de nouvelles lois pour garder le contrôle de la situation. Profitant du fait que nous aussi, citoyens, désenchantés par ce que nous avons vu jusqu'à présent du « progrès », nous campions dans une posture de mépris ou de rejet des nouvelles technologies. Ce serait malheureux de notre part. Car il y a, cette fois enfin, un réel progrès : une possibilité nouvelle de résister justement, mais de manière beaucoup plus constructive, collaborative.

C'est en effet la première fois dans l'histoire de l'humanité que nous pouvons devenir vraiment des acteurs de notre évolution. Plus seulement des suiveurs d'une politique de changement, comme dans les précédentes révolutions où les puissants pouvaient manipuler les masses ignorantes. Internet nous a changé, nous sommes sur-informés. Alors oui, c'est vrai, on trouve sur le web à boire et à manger, mais pour une fois on y trouve tout ! Quelle variété de points de vue, quelle biodiversité culturelle ! La censure est devenue quasiment impossible, les opinions beaucoup moins contrôlables... Sale temps pour les vieux médias. Ils n'ont plus le monopole de l'information. Sur la toile, tout est transparent et la source de la connaissance coule à haut débit.

Big Brother, celui qui sait tout et veut tout savoir, et si c'était tout simplement internet et ses utilisateurs, nous, finalement 

Les technologies peuvent jouer un rôle positif pour le développement humain, elles peuvent servir le bien commun. Il appartient donc à chacun de comprendre l'opportunité, toujours présente, d'en libérer l'usage au profit du bien commun. La suite des événements dépendra des produits et services que nous soutiendrons lors de cette rupture technologique. Donc de la maturité de notre esprit critique, que nous espérons avoir aiguisé ici, grâce à ce premier manuel d'eCulture générale. Plus alertes, attentifs, éveillés, ne sentez-vous pas davantage résonner en vous, maintenant, cet appel à l'action individuelle et collective ?

Le changement : une affaire de colibris...

Ce qui permet l'évolution, au fond, ce n'est pas tant notre créativité humaine, elle a toujours été présente, foisonnante à travers les siècles ! Non, le moteur du changement actuel, ce sont tout simplement les outils dont nous disposons désormais pour développer nos visions, pour les partager, pour les modifier ensemble, chacun à notre rythme. Nous voilà propulsés dans l'Âge de la co-création, pas seulement grâce à notre bonne volonté humaine, mais surtout grâce aux « propriétés fondamentales du numérique ». Ce sont elles qui nous ont amené à adopter presque « naturellement » d'autres logiques d'expression : le relais de l'information sur des réseaux sociaux, la coopération dans les projets, la mutualisation des moyens et connaissances, le financement participatif. Toutes ces nouvelles manières de faire sont engendrées par les qualités propres au média numérique. Au nombre de cinq, ces propriétés fondamentales ont été formalisées par les auteurs de Citoyens du Net, au cours de diverses contributions. Des contributions « instantanées, décentralisées, multilatérales, persistantes et asynchrones ».

Certes, il y aura des pannes et des conflits au cours du processus de création de cette nouvelle civilisation - nous en co-créons encore les codes et how-to (les manuels), mais nous n'avons jamais été aussi bien outillés pour mener à bien cette « mission » à l'échelle planétaire, et ce en un temps record !

Pour toutes ces raisons, nous osons dire notre confiance face à ce nouveau progrès. Et aussi parce que, dans ce nouveau bazar composé de multiples communautés virtuelles, sont favorisées des qualités humaines bien réelles, que nous estimons fondamentales pour construire demain : l'autonomie, l'esprit critique face aux informations, l'autoformation, le do-it-yourself, l'évaluation entre citoyens (certification par les pairs), la contribution personnelle. Il y aura donc moins de places aux commandes pour ceux qui ne veulent pas donner de leur temps, ni se creuser les méninges, ni contribuer à la résolution collective d'un problème, ni délivrer les bonnes informations.

Au final, il y aura moins d'espace d'expression pour ceux qui vivent de l'énergie d'autrui. A leurs réclamations ou injonctions, ils se verront répondre en langage netizen : « RTFM ![6] littéralement Read the fucking manual, une fin de non-recevoir qui veut dire « Prends toi par la main mon gars, et consulte d'abord le web pour voir si la réponse à ta question n'est pas déjà accessible ». Les « trolls » eux aussi n'ont qu'à bien se tenir ! Ces agitateurs qui brassent de l'air plus que les idées, sont identifiés par de nombreux utilisateurs avertis. Ces derniers n'auront qu'à écrire dans un post « Attention troll !», instantanément les autres internautes réaliseront que la discussion sera vaine avec ce trublion... Sur Wikipedia, certains contributeurs-patrouilleurs forment maintenant une « police » spécialement dédiée à ces semeurs d'intox et autres petits plaisantins.

Ah, Wi-ki-pe-dia ! Non, mais que ferait-on maintenant sans Wikipedia ? Cette encyclopédie participative est devenue en 10 ans l'un des sites les plus fréquentés au monde. On aime son côté factuel et objectif, malgré certaines critiques à son égard, sans doute justifiées parfois. Mais il faut reconnaître que c'est un exemple inspirant de co-création au service du bien commun. C'est aussi un modèle intéressant de gouvernance. Sur le demi-million de contributeurs, 167 ont conquis leur place d'administrateurs grâce à leurs apports considérables à l'édifice (64 000 contributions par administrateur en moyenne !). Ceux qui ont gagné la confiance de la communauté, jusqu'à en devenir leaders, sont seulement les plus méritants : à la fois généreux de leur temps, mais aussi compétents. Voilà de quoi redonner un peu d'espoir à ceux qui rêvent de renouveler la politique et la démocratie, vous ne trouvez pas?

Mais il y a mieux encore. Le fait marquant, dans le modèle Wikipedia, c'est que ce sont finalement les petits contributeurs qui, avec seulement 93 modifications chacun, ont réalisé 60 % de l'encyclopédie. Cet exploit est dû à leur grand nombre : 650 000 personnes, toutes bénévoles. On retombe ici sur la courbe de la Longue Traîne, évoqué dans l'Acte 5 consacré aux nouveaux modèles économiques. Ne jamais sous-estimer la somme des petits ! La morale de cette histoire, c'est que si chacun fait sa part, aussi modeste soit-elle, ensemble on pourra faire beaucoup...

Et c'est pour cela que rien n'est perdu ;-)


Notes et références

  1. L'économie sociale dans l'Union européenne, José Luis Monzón et Rafael Chaves, CIRIEC (2012).
  2. Selon les chiffres de l'Observatoire européen de l’entreprenariat social (2012). Voir le site : www.ess-europe.eu
  3. La troisième révolution industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer l'énergie, l'économie et le monde, Jeremy Rifkin, Les liens qui libèrent (2012).
  4. La nouvelle société coût marginal zéro : L'internet des objets, l'émergence des communaux collaboratifs et l'éclipse du capitalisme, Jeremy Rifkin, Les liens qui libèrent (2014).
  5. Ce qui a permis le succès inouï du capitalisme va se retourner contre lui, Jeremy Rifkin, Télérama (article paru le 18.09.2014).
  6. Article « RTFM », Wikipedia.