Le contrat social de Debian

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Un géant méconnu

Début des années 1990. Ian Murdock, un étudiant en informatique aux USA, découvre le système d'exploitation GNU/Linux[1]. Comme beaucoup d'autres informaticiens sensibles au partage du savoir, il commence à y ajouter des fonctions logicielles de manière à constituer une distribution GNU/Linux, comme on assemble des pièces de Lego. Sa femme Deborah le soutient. Très vite, sa coopération avec d'autres développeurs permet l'émergence de la distribution Debian. Depuis elle est devenue la base de nombreuses autres distributions, dont la plus utilisée est Ubuntu. À sa manière, Debian est donc non seulement un projet durable, mais aussi et surtout un projet leader dans le domaine des serveurs informatiques.

Depuis le début des années 2000 et sans discontinuité, la majorité des informaticiens professionnels sensibles au logiciel libre recommandent Debian comme la solution serveur la plus performante. C'est ainsi qu'une bonne moitié des serveurs qui affichent les pages Web tournent sous Debian. Bien que très intéressant, ce succès socio-économique est rarement mis en valeur par les médias traditionnels. On connaît Microsoft, Google, Facebook, mais rarement les logiciels libres et encore moins Debian. Par son très haut degré d'innovation organisationnelle, le fonctionnement de Debian fait par contre l'objet de nombreuses recherches universitaires en économie, sociologie, anthropologie des organisations...

Comme Wikipédia, le projet Debian doit son succès à son mode de fonctionnement social, car au-delà d'un regroupement de programmeurs passionnés par la création logicielle, la communauté Debian s'est dotée d'une organisation très efficace ressemblant beaucoup à une démocratie.

Fonctionnement méritocratique

Chacun peut contribuer au projet Debian. Plus les contributions sont utiles, plus la reconnaissance est grande. Il y a plus de 1 000 membres actifs et compétents qui assurent la qualité des mises à jour du logiciel Debian. Pour un informaticien libre, être développeur Debian[2] aboutit à une reconnaissance sociale. De fait, cette reconnaissance assure de pouvoir en tout temps justifier de contributions au projet Debian pour se faire facilement engager, si nécessaire, dans une entreprise du secteur informatique, toujours à la recherche de talents.

Le leader de la communauté Debian est élu pour deux ans, par tous les développeurs enregistrés. Les discussions (par liste de diffusion électronique) sont ouvertes aux non-membres. Tout est débattu ouvertement, toute proposition d'amélioration est étudiée. La communauté définit et fait évoluer un code de conduite public et un processus d'intégration très strict, pour éviter les privilèges du statut et miser uniquement sur la compétence, la reconnaissance par les pairs. En outre, Debian a produit sa propre définition du logiciel libre (DFSG pour Debian Free Software Guidelines), qui fait office de référence dans son domaine, en parallèle à la définition du logiciel libre de la Free Software Foundation (FSF) et de la définition de l'Open Source par l'OSI (Open Source Initiative).

Une nouvelle manière de gagner sa vie

Dans les petites entreprises traditionnelles, le patron prévoit généralement de transmettre la structure à l'un de ses enfants. Autrefois, un bon patron commençait par faire balayer le sol par son fils. Ainsi le fils devait gravir lentement les échelons, en occupant la plupart des postes de l'entreprise, sans discrimination. Ce faisant, il apprenait tous les métiers de l'entreprise, progressivement, jusqu'à prendre la place de son père... S'il le méritait.

Dans les modèles socio-économiques du Libre, particulièrement dans les modèles basés sur des règles de gouvernance discutées par l'ensemble des contributeurs, c'est presque la même chose. Seuls les plus méritants peuvent prétendre à un rôle de leader  : il faut d'abord avoir acquis une vision d'ensemble du projet, démontré des capacités d'adaptation rapide et une expérience globale des activités de la communauté. Ainsi, on apprend d'abord en faisant du plus simple au plus complexe, on obtient de l'aide des plus expérimentés qui nous guident et nous aident. Puis, on devient expert, on peut aider les autres et vendre ses compétences.

Il n'est pas rare de voir un debianiste développer une activité de consultant informatique indépendant, capable de résoudre en quelques heures un problème de bug informatique qu'une équipe d'informaticiens chevronnés n'a pas réussi à élucider. Le consultant pourra ainsi facturer à bon prix ses services, avec une garantie de résultat et, dans les faits, ne passer qu'une seule journée à résoudre un problème. Mais avant cela, il aura consacré d'innombrables heures à s'auto-former. Cette nouvelle manière de faire peut tout à fait porter ses fruits et donc générer un revenu.


Développeurs de logiciel libre : Métiers, trajectoires et réseaux de coopération

« Depuis la fin des années 1990, nous sommes face à un constat que les économistes n'ont pas omis de souligner  : l'activité du logiciel libre occuperait une place de plus en plus centrale dans l'industrie logicielle et serait même devenue l’une des perspectives de croissance du secteur. Nous pouvons dresser ce constat non seulement par les chiffres de diffusion du logiciel libre (que l'on pense aux logiciels GNU/Linux ou Firefox), mais également grâce au marché du travail des informaticiens, où l'on ne voit qu'un nombre significatif de développeurs étant rémunérés pour participer au logiciel libre.

« Ces développeurs sont alors dans un double engagement  : à la fois professionnel et bénévole au sein de mêmes communautés de pratiques autour de la conception de logiciels ».

Extrait de l'introduction de la thèse de doctorat en sociologie de Michael Vicente[3].

Contrat social

Le concept de contrat social a été approfondi par l'humaniste Jean-Jacques Rousseau. Son livre sur le sujet, publié en 1762, a constitué un tournant décisif pour les sociétés modernes. En affirmant le principe de souveraineté du peuple, Du Contrat Social ou Principes du droit politique' s'est imposée comme l'un des textes majeurs de la philosophie politique. Deux siècles et demi plus tard, garantir un droit à un bien commun de base, comme l'accès à l'air, à l'eau et à l'information, est considéré comme l'une des bases de la vitalité de l'économie de marché.  

Aussi, pour que le projet Debian ne dévie pas en cours de chemin, les développeurs Debian ont créé leur propre contrat social, pilier auquel chacun se réfère pour les prises de décisions critiques.

Ce contrat est un engagement à destination de la communauté du logiciel libre, à laquelle Debian se consacre, et dit de façon synthétique  :

  • Debian demeurera totalement libre  
  • nous donnerons nos travaux à la communauté des logiciels libres  
  • nous ne dissimulerons pas les problèmes  
  • nos priorités sont nos utilisateurs et les logiciels libres.

Comme vous pouvez le constater, ce contrat social constitue un parti-pris très radical en faveur du logiciel libre et ses utilisateurs, donc orienté définitivement vers le bien commun.

Inspirant, non  ?


Notes et références

  1. http://www.debian.org/index.fr.html
  2. Les participants au projet Debian se nomment développeurs Debian, et sont nommément enregistrés comme tels auprès d'un système de gestion interne très complet.
  3. http://www.utc.fr/costech/v2/pages/infos-chercheur.php?p=ar&id=76