Préface de Dominique Froidevaux

De Wiki livre Netizenship

Dominique Froidevaux est sociologue, directeur de Caritas Genève.

Citoyens !

Le mot est chargé d’histoire. Il s’est nourri d’aspirations à la dignité, à la liberté, à la participation aux prises de décisions dans la vie des institutions politiques. Et pas seulement dans le giron occidental. Les aspirations qui ont forgé peu à peu les droits de citoyenneté s’inscrivent en effet dans un horizon universel, en lien avec le déploiement des idéaux démocratiques.

Au sein de nos démocraties fatiguées, où les citoyens s’interrogent de plus en plus sur la crédibilité de leurs systèmes de gouvernement, on oublie trop souvent que les dispositifs sur lesquels reposent nos droits de citoyens furent l’objet d’âpres combats. Le désenchantement des vieilles démocraties révèle cependant que la consolidation des fondements qui permettent à l’humain de s’épanouir en tant que sujet de droits et acteur responsable dans la cité n’est jamais achevée. Que leur légitimité implique une interrogation constante sur les écarts entre les idéaux proclamés et la réalité de leur mise en pratique.

Citoyens du net

Le formidable développement de l’ère numérique, avec un déploiement massif des nouvelles technologies de l’information et de la communication sur l’ensemble de notre planète, ouvre-t-il de nouvelles perspectives pour la promotion et le renouvellement de la citoyenneté dans un monde désormais globalisé ?

Le livre de Théo Bondolfi répond par l’affirmative en tentant de mettre en lumière les potentialités des nouveaux dispositifs technologiques et en favorisant leur appropriation par un effort de vulgarisation. Sans vouloir décourager ce parti-pris résolument « généreux », dont je partage l’exigence, je voudrais inviter ici à ne pas perdre de vue les principes qui fondent la citoyenneté. Rien n’est en effet gagné d’avance sur ces territoires matériels et virtuels naissants. Il est donc essentiel de cultiver un discernement critique à propos des potentialités citoyennes de la « Toile ». Histoire de ne pas s’emmêler dans ses fils.

Trois repères fondamentaux

Pour y voir plus clair, on peut distinguer trois repères fondamentaux, ce qui nous permet au passage de mieux définir ce que recouvre le mot « citoyenneté ». Ce mot renvoie à la fois à un système de droit, à la construction de la légitimité politique dans un mode de gouvernement démocratique et, enfin, à la dynamique du lien social[1].

L’existence d’un système de droit est essentiel dans la mesure où il détermine aussi bien la protection des libertés fondamentales (droits civils) que les droits de participation à la communauté politique sur la base d’une égalité de droit, quel que soit le statut spécifique de chacun.

Si l’on analyse le développement du Net sous l’angle de la protection des libertés fondamentales , on peut remarquer qu’il s’est trouvé, dès le départ, pris en étau au cœur d’enjeux contradictoires. Espoirs d’émancipation accrue, d’une part, dans tous les champs de l’activité humaine : accès pour tous au savoir, aux biens culturels, à la création d’entreprises individuelles et collaboratives, à la liberté d’expression. Et aussi, d’autre part, enjeux liés à la marchandisation accélérée du monde, à la manipulation – voire au verrouillage - de l’information et de la communication pour des raisons politiques ou commerciales.

Le formidable système d’influence que représente un système réticulaire capable d’investir jusqu’à l’intimité de chaque utilisateur - qui est aussi une cible ou un consommateur potentiel - ne pouvait en effet échapper aux logiques lourdes du marché et de l’accaparement des pouvoirs. Le net relance ainsi, à nouveaux frais, des débats juridiques majeurs sur la définition de ce qui est « bien commun », sur les droits et protection des personnes et des biens, sur les institutions qui doivent surveiller, administrer, garantir l’exercice des libertés et le respect des droits fondamentaux.

Le net peut aussi être dit « citoyen » dans la mesure où il est appelé à jouer un rôle croissant dans la construction de la légitimité politique , tant au niveau local que global. Tel est le second enjeu citoyen que nous avons mis en évidence. Il n’est pas ici question que du développement des systèmes de votes par le truchement de l’internet. Ce qui est prioritairement en jeu, c’est le formidable potentiel en matière de liberté d’expression et, surtout, de création de nouveaux espaces dédiés à la confrontation et à la délibération sur les enjeux qui concernent le bien de chacun et le bien commun.

Il est permis de rêver que les nouveaux dispositifs de l’internet contribuent toujours davantage au développement d’un espace public collectif. D’aucun y voient même la naissance d’une « agora »1 mondialisée. En la matière, il convient de rester prudent. Comme le montrent divers auteurs que rejoint Théo Bondolfi dans les pages qui suivent, l’histoire de l’internet est bel et bien marquée par des conquêtes qui démontrent que les tendances émancipatrices peuvent parfois l’emporter sur les dynamiques de contrôle, d’emprise, de manipulation, voire de détournement de l’idéal démocratique qui ont habité cet espace dès sa conception[2].

Les propriétés socio-techniques nées des développements récents du web offrent de surcroît des possibilités inédites jusqu’à ce jour: renforcement de l’instantanéité des échanges à une échelle mondialisée, diminution la dépendance envers des pouvoirs centralisés, institution de chaque émetteur d’information/interlocuteur d’échanges au même niveau[3]. Ce sont autant d’opportunités majeures pour une démocratisation de l’espace numérique en tant que lieu d’échange et de débat.

Mais il est évident que le problème de la construction d’une gouvernance démocratique mondiale ne dépend pas que d’un outillage technique, aussi sophistiqué soit-il. Ce défi majeur pour le développement de l’idéal démocratique fait intervenir de multiples niveaux d’action, de rapports de pouvoir et d’enjeux liés aux institutions en devenir d’une gouvernance supranationale. L’espace public internet est ainsi un lieu de libertés fragiles, incomplet et partiellement inconsistant s’il ne peut s’appuyer sur de nouveaux modes de prises de décision publique.

L’objectif de vulgarisation des enjeux l’internet citoyen auquel ce livre entend contribuer me semble cependant crucial. Il est aussi essentiel que de telles perspectives quant à la diffusion des savoir-faire et savoir-être liés aux nouveaux moyens de communication soient progressivement intégrés aux objectifs de formation à la citoyenneté destinés à tout un chacun.

La question du lien social, troisième des dimensions précitées de la citoyenneté, est certainement la plus complexe. Il convient de déconstruire le préjugé selon lequel un réseau, de par sa définition-même, serait créateur et multiplicateur de liens sociaux. Cela est vrai pour une part. Mais comme tout système participatif, le réseau des réseaux a comme corollaire son lot d’exclus.

Cela a été thématisé sous le terme de « fracture numérique ». Pour être citoyen du Net, il faut avoir accès aux machines, être capable de s’approprier leur fonctionnement, mais aussi et surtout développer aisance et créativité dans leur usage. Garder la maîtrise de son expression, de son image, de son exposition sur un espace d’échanges mondialisés qui multiplie les traces sur votre propre compte, souvent même à votre insu et de manière plus durable qu'on ne peut l’imaginer.

L’accès de tous à la parole sur les réseaux suppose ici aussi un effort de formation, une culture de discernement critique appropriée aux nouveaux outils investis. Car il faut bien avoir à l’esprit que le rapport à la technique influence notre rapport au monde, aux autres et finalement à nous-mêmes. Et vice-versa.

Si l’accès pour tous à ce nouvel espace devient vital pour l’exercice de la citoyenneté, certains d’entre nous auront certainement besoin, en dépit de tous les développements technologiques, d’intermédiaires, de médiateurs culturels. Il est de nos semblables qui ne peuvent tout simplement pas s’investir dans les méandres de la « Toile », en raison de restrictions matérielles ou de difficultés d’appropriation de technologies en constant renouvellement. D’autres encore ne se sentent tout simplement pas la vocation de le faire et répugnent à s’y dissoudre. Le droit à l’accessibilité de l’internet ne saurait devenir une injonction contraignante !

Enfin, il faut souligner que la question du lien social ne se résume pas qu’aux registres de l’expression, de la communication, des interactions sociales et des espaces collaboratifs ou délibératifs. Au sens citoyen, le lien social c’est aussi la construction d’institutions favorisant le « vivre ensemble » par la sécurisation de conditions de vie dignes pour chaque membre d’une collectivité.

Les droits civils et politiques s’adossent toujours sur des droits sociaux qui, par des systèmes de redistribution et de protection sociale, garantissent à chaque citoyen les moyens de son indépendance et de la construction de son autonomie [4]. La mondialisation, on le sait provoque une fragilisation des Etats-Nations et, en conséquence, des systèmes de protection - droit du travail, sécurité sociale, etc. - qui leur sont liés. La mise en réseau des circuits d’informations, ne l’oublions pas, c’est aussi le véhicule d’un système financier international aujourd’hui en crise, qui favorise notamment l’accaparement des richesses au détriment des travailleurs salariés et de la capacité d’agir des Etats dont les ressources fiscales sont mises à mal par toute une ingénierie qui permet d’échapper à l’impôt.

Les enjeux citoyens de l’interconnexion mondialisée ne sauraient se limiter à la dimension culturelle ou relationnelle. Ils se jouent aussi dans le développement d’institutions favorisant un meilleur accès pour tous à toutes les catégories de biens : biens essentiels dans leur matérialité, biens techniques, biens culturels.

En instituant les bases de la citoyenneté sur sol suisse, les constituants de la Confédération helvétique ont inscrit dans le préambule de leur texte fondateur : « la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres ». Je pense que la citoyenneté du Net que Théo Bondolfi appelle de ses vœux à travers tout son ouvrage s’évaluera, elle aussi, à la place qu’elle réservera aux plus vulnérables de nos semblables. Et il faudra notamment veiller à ce que cette « communauté internet » reste connectée à la dynamique de consolidation d’une communauté humaine soucieuse de la dignité inaliénable de chacun de ses membres.


Dominique Froidevaux

L’engagement de Caritas (encadré)

Caritas est une confédération d’organisations, toutes autonomes et nées de la base, présentes dans 198 pays et territoires. L’objectif commun de ces organisations de type associatif est de travailler à la dignité de toutes et tous, dans un esprit de solidarité, tant au niveau local que global.

Les questions de la citoyenneté et du risque d’exclusion sur les nouveaux territoires ouverts par les NTIC rejoignent bien entendu les préoccupations d’un tel réseau d’associations. Au niveau local, Caritas Genève s’est engagé avec Ynternet.org et la Haute école de gestion de Genève dans divers projets.

  • Développement d’une plateforme sécurisée, gratuite d’accès : aGeneve.net[5] dont la réalisation a été rendue possible par un don de la Loterie Romande. Cette plateforme offre la possibilité d’avoir accès à tous les outils informatiques de base à partir d’une simple connexion internet. Elle contribue ainsi à la démocratisation des accès à la toile. A partir de cette plateforme, il est possible de développer ses échanges d’information en toute sécurité, sans publicité, sans engagement financier.
  • Facilitation d’accès à des outils tels que l’ePortfolio[6], permettant de se profiler sur le net avec, à la clé, des formations appropriées visant à permettre à tout un chacun non seulement de s’approprier les outils de base du monde numérique mais aussi d’en maîtriser tant les opportunités que les risques[7].
  • Caritas Genève suit aussi de près le développement d’antennes citoyennes sur le territoire de son canton afin de rendre accessible cette offre aux personnes en difficultés qui s’adressent à ses propres services pour de l’écoute, du conseil ou du soutien. Les antennes citoyennes s’inscrivent dans les stratégies fédérales et cantonales suisses de lutte contre l’exclusion numérique. Elles visent à faciliter les relations des citoyens avec les services de l’Etat. Elles mettent à disposition du matériel informatique dans des lieux publics et des médiateurs techniques pour expliquer le fonctionnement des réseaux de l’administration publique.
  • Cette catégorisation est proposée par Dominique Schanpper, in. Qu’est-ce que la citoyenneté ? Paris, Gallimard, 2000. Elle est reprise dans le cadre d’un ouvrage collectif « Internet, nouvel espace citoyen ? »,  publié par Francis Jauréguiberry & Serge Proulx, Paris, Editions L’Harmattan, 2003.
  • C’est aussi la thèse développée par Manuel Castells, dans sa trilogie consacrée à L’ère de l’information : Vol.1, La société en réseaux, Fayard, 1998 ; Vol.2, Le pouvoir de l’identité, Fayard, 1999; Vol.3, Fin de millénaire, Fayard, 1999).
  • Voir l'article de ce livre: « Numérique, cinquième élément »
  • Voir D. Schnapper, op. Cit.
  • [http://www.ageneve.net/ www.ageneve.net
  • http://www.ageneve.net/exemples-deportfolios/
  • Exemple : l’antenne citoyenne à Onex : http://www.onex.ch/fr/agenda-et-actualites/actualites/detail/antenne-citoyenne-73-5180