Soirée angoissante d'un citoyen numérique : Différence entre versions

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Soirée angoissante d’un citoyen numérique.
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Le soleil dardait ses derniers rayons de la journée. Une journée particulièrement radieuse pensais-je, en parcourant le site internet d’un des cinq quotidiens d’information du pays. Il titrait sur le projet de loi sur la cybercriminalité que le gouvernement avait transmis au parlement. J’en ai fait copie à quelques amis bien au fait de la question. Ne dit-on pas qu’ « un homme bien informé est un citoyen. Mal informé c’est un sujet » ? Des amis rencontrés aux quatre coins du monde, au cours de mes « longs voyages » dans les méandres des réseaux sociaux. De vrais potes que je n’avais pas encore vu, et avec lesquels j'avais encore moins partagé un verre. Disons des potes numériques. Au milieu d’environ 600 millions d’abonnés aux réseaux sociaux, j’avais tout de même retrouvé avec beaucoup d’émotion, près d’une cinquantaine d’amis de ma tendre enfance dont j’avais perdu la trace depuis des dizaines d’années, éparpillés qu’ils étaient dans toute la planète. Les grandes organisations internationales qui dirigent le monde ne sont pas en reste. Les Nations Unies, l’OMC et autres ont toutes investi le Web 2.0.  
Par T*** K** M***.
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Le soleil dardait ses derniers rayons de la journée. Une journée particulièrement radieuse
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Déjà dans la matinée, je répondais à un questionnaire mis en ligne par la Banque Mondiale. Elle souhaitait par ce biais « recueillir les avis d’un large éventail de parties prenantes afin d’aider la Banque mondiale à élaborer une stratégie qui tienne compte des besoins évolutifs du continent. » Avec la fierté d’un homme qui participe aux prises de décision de l’Agora, j’ose espérer que mes propositions sur la résurrection du Fonds Mondial de Solidarité Numérique prospèreront.  
pensais-je, en parcourant le site internet d’un des cinq quotidiens d’information du pays. Il
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titrait sur le projet de loi sur la cybercriminalité que le gouvernement avait transmis au
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Autant je communique avec les organisations internationales, autant il m’est difficile de communiquer par internet avec les administrations de mon pays, avec la mairie de mon village. A peine 3% de nos édifices publics sont connectés.  
parlement. J’en ai fait copie à quelques amis bien au fait de la question. Ne dit-on pas
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qu’ « un homme bien informé est un citoyen. Mal informé c’est un sujet » ? Des amis
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Autant je communique avec mes amis en Europe ou aux Etats Unis, autant je suis déconnecté de mes cousins restés au village. Et que dire de mes oncles et tantes du village qui ne connaissent ni la langue de Molière, ni celle de Shakespeare : les langues de l’Internet. Une phrase me revient à l’esprit « Ce qui n’est pas sur Google n’existe pas !! »  
rencontrés aux quatre coins du monde, au cours de mes « longs voyages » dans les méandres
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des réseaux sociaux. De vrais potes que je n’avais pas encore vu, et avec lesquels j'avais encore moins partagé un
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Vlaamm !! La porte s’ouvre. C’est Fifi, ma nièce, qui entre en trombe, haletant et transpirant à grosses gouttes.  
verre. Disons des potes numériques. Au milieu d’environ 600 millions d’abonnés aux
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réseaux sociaux, j’avais tout de même retrouvé avec beaucoup d’émotion, près d’une
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« Tonton ! C’est grave ! dit-elle sérieuse, « regarde cette offre d’emploi. Elle est comme taillée pour moi. Seulement il faut envoyer sa demande U-NI-QUE-MENT par internet. Et le dernier délai c’est aujourd’hui. Je suis sûre qu’ils trouvent là un moyen d’écarter les pauvres comme nous. »  
cinquantaine d’amis de ma tendre enfance dont j’avais perdu la trace depuis des dizaines
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d’années, éparpillés qu’ils étaient dans toute la planète.
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« Dis plutôt les analphabètes du 21e siècle ».
Les grandes organisations internationales qui dirigent le monde ne sont pas en reste. Les
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Nations Unies, l’OMC et autres ont toutes investi le Web 2.0.
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Fifi, titulaire d’une maîtrise en sciences Sociales est sans emploi décent depuis 6 ans qu’elle a eu son diplôme. En dépit de quelques notions d’informatique acquises à l’université, elle ne sait pas se servir de l’outil informatique.  
Déjà dans la matinée, je répondais à un questionnaire mis en ligne par la Banque Mondiale.
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Elle souhaitait par ce biais « recueillir les avis d’un large éventail de parties prenantes afin
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« Tu devrais faire un effort ! lui ai-je rétorqué. Cependant, des chiffres me reviennent à l’esprit « 94% des écoles primaires et secondaires sont connectées à Internet dans les pays riches, contre seulement 38% dans les pays en développement. Ce chiffre est ramené à 1% en Afrique. ».  
d’aider la Banque mondiale à élaborer une stratégie qui tienne compte des besoins évolutifs du
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continent. » Avec la fierté d’un homme qui participe aux prises de décision de l’Agora, j’ose
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Les yeux écarquillés, elle fixe l’écran sur lequel je défile des modèles de C.V. « Celui là me plait bien. Avec la photo ! Mais où pourrai-je en trouver en à cette heure-ci ? »  
espérer que mes propositions sur la résurrection du Fonds Mondial de Solidarité Numérique
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prospèreront.
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« T’inquiète fifille !» Je sors mon téléphone portable muni d’un appareil photo et quelques clics plus tard la nièce voit son portrait s’afficher.  
Autant je communique avec les organisations internationales, autant il m’est difficile de
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communiquer par internet avec les administrations de mon pays, avec la mairie de mon
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Un message du fournisseur d’accès Internet apparaît : « Il vous reste 30 minutes de connexion ». « Qu’est-ce qui se passe ? » interroge Fifi. Je lui explique que pour avoir la connexion internet illimitée je paie un abonnement mensuel et ce dernier arrive à échéance. « Rassure-toi ! Pas besoin de me déplacer. J’ai un compte bancaire virtuel   »  
village. A peine 3% de nos édifices publics sont connectés.
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Autant je communique avec mes amis en Europe ou aux Etats-Unis, autant je suis déconnecté
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Tout en navigant sur le site de paiement ligne je lui explique ce que c’est qu’un compte bancaire virtuel. Ce serait une solution pour les 95% de citoyens qui dans les pays africains n’ont pas de compte dans les banques classiques, privant ainsi le système bancaire d’une abondante masse monétaire dont le développement de ces pays a besoin. Néanmoins, quelques succès story basés sur le téléphone mobile, au Kenya ou en Ouganda suscitent de l’espoir. Elle ne manque pas de me rappeler que 73% des travailleurs camerounais gagnent moins que le SMIC. Moins de 25 000 FCFA. Le prix de mon abonnement mensuel.  
de mes cousins restés au village. Et que dire de mes oncles et tantes du village qui ne
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connaissent ni la langue de Molière, ni celle de Shakespeare : les langues de l’Internet. Une
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Le paiement en ligne effectué, j’appuie sur la touche « précédent » du navigateur pour revenir sur la rédaction du C.V.. Malheur ! Cette manipulation relance plutôt l’opération de paiement. Je suis persuadé qu’il s’agit d’un bug. Par bonheur l’opération échoue, mon compte n’avait plus assez de crédit. Tout de même. Si l’opération avait réussi, de quels arguments juridiques aurais-je pu me prévaloir pour la faire annuler ? Vivement une loi sur le commerce électronique dans ce pays, pour soutenir les projets sur la e-gouvernance, notamment le paiement des impôts en ligne.
phrase me revient à l’esprit « Ce qui n’est pas sur Google n’existe pas !! »
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Vlaamm !! La porte s’ouvre. C’est Fifi, ma nièce, qui entre en trombe, haletant et transpirant
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Une heure s’est écoulée quand un beau C.V. et une lettre de motivation illuminent l’écran.  
à grosses gouttes.
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« Tonton ! C’est grave ! dit-elle sérieuse, « regarde cette offre d’emploi. Elle est comme taillée
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« Tu es un tonton magique. Il manque juste la partie sur mes petites expériences professionnelles» s’exclame Fifi qui me tend un bout de papier sur lequel est écrite l’adresse email du recruteur.  
pour moi. Seulement il faut envoyer sa demande U-NI-QUE-MENT par internet. Et le dernier
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délai c’est aujourd’hui. Je suis sûre qu’ils trouvent là un moyen d’écarter les pauvres comme
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J’ai à peine eu le temps de sauvegarder dans ma clé USB le fichier contenant la vie de ma nièce que l’écran s’assombrit. Un coup d’œil sur la vue panoramique de la nuit, que m’offre la fenêtre nous fait comprendre que le quartier vient de subir une Coupure de courant. Ces délestages peuvent durer une journée entière. Le temps nous est désormais compté. Nous sautons dans un taxi. Je connais un petit cyber café dans un quartier à l’autre bout de la ville. Peut être que là bas…  
nous. »
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« Dis plutôt les analphabètes du 21e siècle ».
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J’avais déniché ce cybercafé des mois auparavant : quelque part dans la forêt, la chute d’un rocher avait sectionné des câbles souterrains de la fibre optique privant une bonne partie des 600 000 internautes camerounais de tout lien avec leur « république virtuelle » : banques, compagnies aériennes, ambassades, centres de télémédecine. La colère grondante a contraint le Gouvernement à mettre les bouchées doubles, jours et nuits pour remédier à la panne. Il en vint à bout d’une semaine.
Fifi, titulaire d’une maîtrise en sciences Sociales est sans emploi décent depuis 6 ans qu’elle a
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eu son diplôme. En dépit de quelques notions d’informatique acquises à l’université, elle ne
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Nous n’avons plus que 3 heures devant nous quand j’annonce à ma nièce au bord de la crise d’apoplexie qu’il va falloir refaire tout le travail. Le traitement de texte de ce cybercafé est une version ancienne. Il ne pourra pas lire notre fichier saisi dans la toute dernière version. « Finalement votre internet là c’est de la m… » Fulmine la petite. Tant bien que mal je réussis à calmer cette indigène numérique. Ne suis-je pas un « tonton magique » ?  
sait pas se servir de l’outil informatique.
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« Tu devrais faire un effort ! lui ai-je rétorqué. Cependant, des chiffres me reviennent à
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En réalité je n’en mène pas large. Quand je pense que nos données personnelles peuvent être prisonnières d’un éditeur de logiciel. Je frissonne à l’idée que des fichiers d’état civil, des archives, c'est-à-dire des données publiques, puissent un jour devenir inaccessibles du fait d’un éditeur de logiciel qui aurait fait faillite ou pour toute autre raison. Les logiciels libres pourraient être une réponse à cette angoisse de la pérennité des données des services publics. Mais au rythme où les administrations s’équipent en logiciels libres, seule une loi contraignante s’avèrerait efficace.
l’esprit « 94% des écoles primaires et secondaires sont connectées à Internet dans les pays
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Dix minutes avant minuit, l’écran affiche « message envoyé ». Il était temps. Mais ma nièce n’en est pas pour autant réjouie. « Dis moi Tonton, ma photo qui va se balader sur internet là… tu es sûr que…Il n’y a aucun risque ? »  
riches, contre seulement 38% dans les pays en développement. Ce chiffre est ramené à 1% en
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Afrique. ».
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Cette préoccupation naïvement exprimée est en fait l’un des défis majeurs de la société de l’information : la protection des données et de la vie privée.  
Les yeux écarquillés, elle fixe l’écran sur lequel je défile des modèles de C.V. « Celui là me
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plait bien. Avec la photo ! Mais où pourrai-je en trouver en à cette heure-ci ? »
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L’avènement de la société de l’information s’accompagne d’énormes bouleversements dans tous les secteurs (agriculture, finance, transport, média, etc…). La vitesse avec laquelle ces bouleversements se produisent met en question les paradigmes qui fondent la vie de nos sociétés. Les Nations Unies organisent annuellement depuis 2006 un Forum de la Gouvernance de l’Internet. La Gouvernance de l’internet comprise comme
« T’inquiète fifille !» Je sors mon téléphone portable muni d’un appareil photo et quelques
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« l'élaboration et l'application par les Etats, le secteur privé et la société civile, chacun selon son rôle, de principes, normes, règles, procédures de prise de décision et programmes communs propres à modeler l'évolution et l'utilisation de l'Internet. » Elle amène à reconsidérer des concepts tels que la citoyenneté. Comme le dit la sociologue Dominique Schnapper : « la citoyenneté « n'est pas une essence donnée une fois pour toutes, qu'il importerait de maintenir et de transmettre ».  
clics plus tard la nièce voit son portrait s’afficher.
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Un message du fournisseur d’accès Internet apparaît : « Il vous reste 30 minutes de
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Pourquoi ne pas aller plus loin qu’un simple Forum de la Gouvernance de l’Internet ? Vers « une déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen dans la République universelle de la société de l'information à l'image de ce qu'a été la rédaction de la déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen en 1789 » comme le suggère Jean-Christophe Frachet ?
connexion ». « Qu’est-ce qui se passe ? » interroge Fifi. Je lui explique que pour avoir la
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connexion internet illimitée je paie un abonnement mensuel et ce dernier arrive à échéance.
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Ce faisant, l’accès à l’internet pourra-t-il être un jour déclaré droit humain par l’assemblée générale des Nations Unies, comme cela l’a été pour l’eau le 28 Juillet 2010 ?  
« Rassure-toi ! Pas besoin de me déplacer. J’ai un compte bancaire virtuel »
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Tout en navigant sur le site de paiement ligne je lui explique ce que c’est qu’un compte
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''Par Towa Koh Michel''
bancaire virtuel. Ce serait une solution pour les 95% de citoyens qui dans les pays africains
 
n’ont pas de compte dans les banques classiques, privant ainsi le système bancaire d’une
 
abondante masse monétaire dont le développement de ces pays a besoin. Néanmoins,
 
quelques succès story basés sur le téléphone mobile, au Kenya ou en Ouganda suscitent de
 
l’espoir. Elle ne manque pas de me rappeler que 73% des travailleurs camerounais gagnent
 
moins que le SMIC. Moins de 25 000 FCFA. Le prix de mon abonnement mensuel.
 
Le paiement en ligne effectué, j’appuie sur la touche « précédent » du navigateur pour revenir
 
sur la rédaction du C.V.. Malheur ! Cette manipulation relance plutôt l’opération de
 
paiement. Je suis persuadé qu’il s’agit d’un bug. Par bonheur l’opération échoue, mon
 
compte n’avait plus assez de crédit. Tout de même. Si l’opération avait réussi, de quels
 
arguments juridiques aurai-je pu me prévaloir pour la faire annuler? Vivement une loi sur le
 
commerce électronique dans ce pays, pour soutenir les projets sur la e-gouvernance,
 
notamment le paiement des impôts en ligne.
 
Une heure s’est écoulée quand un beau C.V. et une lettre de motivation illuminent l’écran.
 
« Tu es un tonton magique. Il manque juste la partie sur mes petites expériences
 
professionnelles» s’exclame Fifi qui me tend un bout de papier sur lequel est écrite l’adresse
 
email du recruteur.
 
J’ai à peine eu le temps de sauvegarder dans ma clé USB le fichier contenant la vie de ma
 
nièce que l’écran s’assombrit. Un coup d’oeil sur la vue panoramique de la nuit, que m’offre la
 
fenêtre nous fait comprendre que le quartier vient de subir une Coupure de courant. Ces
 
délestages peuvent durer une journée entière. Le temps nous est désormais compté. Nous
 
sautons dans un taxi. Je connais un petit cyber café dans un quartier à l’autre bout de la
 
ville. Peut être que là bas…
 
J’avais déniché ce cybercafé des mois auparavant : quelque part dans la forêt, la chute d’un
 
rocher avait sectionné des câbles souterrains de la fibre optique privant une bonne partie des
 
600 000 internautes camerounais de tout lien avec leur « république virtuelle » : banques,
 
compagnies aériennes, ambassades, centres de télémédecine. La colère grondante a contraint
 
le Gouvernement à mettre les bouchées doubles, jours et nuits pour remédier à la panne. Il en
 
vint à bout d’une semaine.
 
Nous n’avons plus que 3 heures devant nous quand j’annonce à ma nièce au bord de la crise
 
d’apoplexie, qu’il va falloir refaire tout le travail. Le traitement de texte de ce cybercafé est
 
une version ancienne. Il ne pourra pas lire notre fichier saisi dans la toute dernière version.
 
« Finalement votre internet là c’est de la m… » Fulmine la petite. Tant bien que mal je réussi à
 
calmer cette indigène numérique. Ne suis-je pas un « tonton magique » ?
 
En réalité je n’en mène pas large. Quand je pense que nos données personnelles peuvent être
 
prisonnières d’un éditeur de logiciel. Je frissonne à l’idée que des fichiers d’état civil, des
 
archives, c'est-à-dire des données publiques, puissent un jour devenir inaccessibles du fait
 
d’un éditeur de logiciel qui aurait fait faillite ou pour toute autre raison. Les logiciels libres
 
pourraient être une réponse à cette angoisse de la pérennité des données des services publics.
 
Mais au rythme où les administrations s’équipent en logiciels libres, seule une loi
 
contraignante s’avèrerait efficace.
 
Dix minutes avant minuit, l’écran affiche « message envoyé ». Il était temps. Mais ma nièce
 
n’en est pas pour autant réjouit. « Dis moi Tonton, ma photo qui va se balader sur internet
 
là… tu es sûr que…Il n’y a aucun risque ? »
 
Cette préoccupation naïvement exprimée est en fait l’un des défis majeurs de la société de
 
l’information : la protection des données et de la vie privée.
 
L’avènement de la société de l’information s’accompagne d’énormes bouleversements dans tous les
 
secteurs (agriculture, finance, transport, média, etc…). La vitesse avec laquelle ces bouleversements
 
se produisent met en question les paradigmes qui fondent la vie de nos sociétés. Les Nations Unies
 
organisent annuellement depuis 2006, un Forum de la Gouvernance de l’Internet. La Gouvernance
 
de l’internet comprise comme « l'élaboration et l'application par les Etats, le secteur privé et la
 
société civile, chacun selon son rôle, de principes, normes, règles, procédures de prise de décision
 
et programmes communs propres à modeler l'évolution et l'utilisation de l'Internet.» Elle amène à
 
reconsidérer des concepts tels que la citoyenneté. Comme le dit La sociologue Dominique
 
Schnapper : « la citoyenneté « n'est pas une essence donnée une fois pour toutes, qu'il importerait
 
de maintenir et de transmettre ».
 
Pourquoi ne pas aller plus loin qu’un simple Forum de la Gouvernance de l’Internet ? Vers « une
 
déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen dans
 
la République universelle de la société de l'information à l'image de ce qu'a été la rédaction de la
 
déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen en 1789 » comme le suggère Jean-Christophe
 
Frachet.
 
Ce faisant, l’accès à l’internet pourra-t-il être un jour déclaré droit humain par l’assemblée
 
générale des Nations Unies, comme cela l’a été pour l’eau le 28 Juillet 2010 ?
 
Cet article est sous licence Art Libre (http://artlibre.org
 

Version du 7 septembre 2010 à 16:44

Le soleil dardait ses derniers rayons de la journée. Une journée particulièrement radieuse pensais-je, en parcourant le site internet d’un des cinq quotidiens d’information du pays. Il titrait sur le projet de loi sur la cybercriminalité que le gouvernement avait transmis au parlement. J’en ai fait copie à quelques amis bien au fait de la question. Ne dit-on pas qu’ « un homme bien informé est un citoyen. Mal informé c’est un sujet » ? Des amis rencontrés aux quatre coins du monde, au cours de mes « longs voyages » dans les méandres des réseaux sociaux. De vrais potes que je n’avais pas encore vu, et avec lesquels j'avais encore moins partagé un verre. Disons des potes numériques. Au milieu d’environ 600 millions d’abonnés aux réseaux sociaux, j’avais tout de même retrouvé avec beaucoup d’émotion, près d’une cinquantaine d’amis de ma tendre enfance dont j’avais perdu la trace depuis des dizaines d’années, éparpillés qu’ils étaient dans toute la planète. Les grandes organisations internationales qui dirigent le monde ne sont pas en reste. Les Nations Unies, l’OMC et autres ont toutes investi le Web 2.0.

Déjà dans la matinée, je répondais à un questionnaire mis en ligne par la Banque Mondiale. Elle souhaitait par ce biais « recueillir les avis d’un large éventail de parties prenantes afin d’aider la Banque mondiale à élaborer une stratégie qui tienne compte des besoins évolutifs du continent. » Avec la fierté d’un homme qui participe aux prises de décision de l’Agora, j’ose espérer que mes propositions sur la résurrection du Fonds Mondial de Solidarité Numérique prospèreront.

Autant je communique avec les organisations internationales, autant il m’est difficile de communiquer par internet avec les administrations de mon pays, avec la mairie de mon village. A peine 3% de nos édifices publics sont connectés.

Autant je communique avec mes amis en Europe ou aux Etats Unis, autant je suis déconnecté de mes cousins restés au village. Et que dire de mes oncles et tantes du village qui ne connaissent ni la langue de Molière, ni celle de Shakespeare : les langues de l’Internet. Une phrase me revient à l’esprit «  Ce qui n’est pas sur Google n’existe pas !! »

Vlaamm !! La porte s’ouvre. C’est Fifi, ma nièce, qui entre en trombe, haletant et transpirant à grosses gouttes.

« Tonton ! C’est grave ! dit-elle sérieuse, « regarde cette offre d’emploi. Elle est comme taillée pour moi. Seulement il faut envoyer sa demande U-NI-QUE-MENT par internet. Et le dernier délai c’est aujourd’hui. Je suis sûre qu’ils trouvent là un moyen d’écarter les pauvres comme nous. »

« Dis plutôt les analphabètes du 21e siècle ».

Fifi, titulaire d’une maîtrise en sciences Sociales est sans emploi décent depuis 6 ans qu’elle a eu son diplôme. En dépit de quelques notions d’informatique acquises à l’université, elle ne sait pas se servir de l’outil informatique.

« Tu devrais faire un effort ! lui ai-je rétorqué. Cependant, des chiffres me reviennent à l’esprit « 94% des écoles primaires et secondaires sont connectées à Internet dans les pays riches, contre seulement 38% dans les pays en développement. Ce chiffre est ramené à 1% en Afrique. ».

Les yeux écarquillés, elle fixe l’écran sur lequel je défile des modèles de C.V. « Celui là me plait bien. Avec la photo ! Mais où pourrai-je en trouver en à cette heure-ci ? »

« T’inquiète fifille !» Je sors mon téléphone portable muni d’un appareil photo et quelques clics plus tard la nièce voit son portrait s’afficher.

Un message du fournisseur d’accès Internet apparaît : « Il vous reste 30 minutes de connexion ». « Qu’est-ce qui se passe ? » interroge Fifi. Je lui explique que pour avoir la connexion internet illimitée je paie un abonnement mensuel et ce dernier arrive à échéance. « Rassure-toi ! Pas besoin de me déplacer. J’ai un compte bancaire virtuel  »

Tout en navigant sur le site de paiement ligne je lui explique ce que c’est qu’un compte bancaire virtuel. Ce serait une solution pour les 95% de citoyens qui dans les pays africains n’ont pas de compte dans les banques classiques, privant ainsi le système bancaire d’une abondante masse monétaire dont le développement de ces pays a besoin. Néanmoins, quelques succès story basés sur le téléphone mobile, au Kenya ou en Ouganda suscitent de l’espoir. Elle ne manque pas de me rappeler que 73% des travailleurs camerounais gagnent moins que le SMIC. Moins de 25 000 FCFA. Le prix de mon abonnement mensuel.

Le paiement en ligne effectué, j’appuie sur la touche « précédent » du navigateur pour revenir sur la rédaction du C.V.. Malheur ! Cette manipulation relance plutôt l’opération de paiement. Je suis persuadé qu’il s’agit d’un bug. Par bonheur l’opération échoue, mon compte n’avait plus assez de crédit. Tout de même. Si l’opération avait réussi, de quels arguments juridiques aurais-je pu me prévaloir pour la faire annuler ? Vivement une loi sur le commerce électronique dans ce pays, pour soutenir les projets sur la e-gouvernance, notamment le paiement des impôts en ligne.

Une heure s’est écoulée quand un beau C.V. et une lettre de motivation illuminent l’écran.

« Tu es un tonton magique. Il manque juste la partie sur mes petites expériences professionnelles» s’exclame Fifi qui me tend un bout de papier sur lequel est écrite l’adresse email du recruteur.

J’ai à peine eu le temps de sauvegarder dans ma clé USB le fichier contenant la vie de ma nièce que l’écran s’assombrit. Un coup d’œil sur la vue panoramique de la nuit, que m’offre la fenêtre nous fait comprendre que le quartier vient de subir une Coupure de courant. Ces délestages peuvent durer une journée entière. Le temps nous est désormais compté. Nous sautons dans un taxi. Je connais un petit cyber café dans un quartier à l’autre bout de la ville. Peut être que là bas…

J’avais déniché ce cybercafé des mois auparavant : quelque part dans la forêt, la chute d’un rocher avait sectionné des câbles souterrains de la fibre optique privant une bonne partie des 600 000 internautes camerounais de tout lien avec leur « république virtuelle » : banques, compagnies aériennes, ambassades, centres de télémédecine. La colère grondante a contraint le Gouvernement à mettre les bouchées doubles, jours et nuits pour remédier à la panne. Il en vint à bout d’une semaine.

Nous n’avons plus que 3 heures devant nous quand j’annonce à ma nièce au bord de la crise d’apoplexie qu’il va falloir refaire tout le travail. Le traitement de texte de ce cybercafé est une version ancienne. Il ne pourra pas lire notre fichier saisi dans la toute dernière version. « Finalement votre internet là c’est de la m… » Fulmine la petite. Tant bien que mal je réussis à calmer cette indigène numérique. Ne suis-je pas un « tonton magique » ?

En réalité je n’en mène pas large. Quand je pense que nos données personnelles peuvent être prisonnières d’un éditeur de logiciel. Je frissonne à l’idée que des fichiers d’état civil, des archives, c'est-à-dire des données publiques, puissent un jour devenir inaccessibles du fait d’un éditeur de logiciel qui aurait fait faillite ou pour toute autre raison. Les logiciels libres pourraient être une réponse à cette angoisse de la pérennité des données des services publics. Mais au rythme où les administrations s’équipent en logiciels libres, seule une loi contraignante s’avèrerait efficace.

Dix minutes avant minuit, l’écran affiche « message envoyé ». Il était temps. Mais ma nièce n’en est pas pour autant réjouie. « Dis moi Tonton, ma photo qui va se balader sur internet là… tu es sûr que…Il n’y a aucun risque ? »

	Cette préoccupation naïvement exprimée est en fait l’un des défis majeurs de la société de l’information : la protection des données et de la vie privée. 

L’avènement de la société de l’information s’accompagne d’énormes bouleversements dans tous les secteurs (agriculture, finance, transport, média, etc…). La vitesse avec laquelle ces bouleversements se produisent met en question les paradigmes qui fondent la vie de nos sociétés. Les Nations Unies organisent annuellement depuis 2006 un Forum de la Gouvernance de l’Internet. La Gouvernance de l’internet comprise comme « l'élaboration et l'application par les Etats, le secteur privé et la société civile, chacun selon son rôle, de principes, normes, règles, procédures de prise de décision et programmes communs propres à modeler l'évolution et l'utilisation de l'Internet. » Elle amène à reconsidérer des concepts tels que la citoyenneté. Comme le dit la sociologue Dominique Schnapper : « la citoyenneté « n'est pas une essence donnée une fois pour toutes, qu'il importerait de maintenir et de transmettre ».

Pourquoi ne pas aller plus loin qu’un simple Forum de la Gouvernance de l’Internet ? Vers « une déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen dans la République universelle de la société de l'information à l'image de ce qu'a été la rédaction de la déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen en 1789 » comme le suggère Jean-Christophe Frachet ?

Ce faisant, l’accès à l’internet pourra-t-il être un jour déclaré droit humain par l’assemblée générale des Nations Unies, comme cela l’a été pour l’eau le 28 Juillet 2010 ?

Par Towa Koh Michel