Crowdx, intelligence collective et autres sagesses des foules

De Wiki livre Netizenship

Article paru dans Clés, Juin-juillet 2011, p.116-121


DES MILLIONS D'INTELLIGENCES À MON SERVICE

Wikipedia nous agace ? Nous le soupçonnons d'erreurs ou manipulations ? Pourtant, qui d'entre nous, si l'occasion lui en était présentée, réduirait cette encyclopédie au silence, comme certaines autorités étatsuniennes aimeraient le faire avec Wikileaks ? Réfléchissez : utilisée par 450 millions d'internautes, elle est corrigée par 70 000 volontaires. Il y a dix ans à peine, personne n'imaginait qu'elle puisse exister ni devenir ce qu'elle est aujourd'hui : une des principales sources de connaissance avec 17 millions d'articles rédigés (par des gens sans titres) dans plus de 260 langues, et le neuvième ensemble de sites le plus visité. Dans un nombre croissant d'écoles de par le monde, elle est la principale réserve de savoirs... Wikipedia est l'une des premières illustrations massives de ce qui est au cœur du Web : une gigantesque machine à connecter sur une architecture de participation. Elle nous permet de penser et d'agir ensemble, de réunir des énergies et des connaissances dispersées sur la planète, sans chef d'orchestre. Elle naît d'un chaos d'autant plus inquiétant qu'il marche. Et si nous n'avions plus de raisons d'avoir peur de l'incertitude, du désordre ? Terrible, non ?

Sans se connaître, des individus peuvent mettre en commun la puissance inutilisée de leurs ordinateurs pour surveiller l'espace, en quête de vie extraterrestre, comme le fait depuis longtemps Seti@Home à l'université de Californie, à Berkeley. Ils peuvent aussi s'attaquer à décortiquer le génome humain, inventer de nouvelles formes de philanthropie ou lancer des entreprises commerciales à succès. Ils pourraient également former la plus puissante machine à surveiller imaginable. Bref, ils peuvent se livrer à ce qu'on appelle le crowdsourcing, où la multitude aspire à nous informer. Est-ce ce qui nous fait peur dans le Web ? Pourtant, Big Brother devrait nous paraître moins dangereux avec un seul cerveau qu'avec des millions...

LA SAGESSE DES FOULES APPLIQUÉE

Le premier ministre palestinien Salam Fayyad tranche avec les autres dirigeants arabes qui, pour la plupart, craignent aujourd'hui Facebook plus que tout au monde. Loin de l'interdire, il s'en est servi pour lancer à la mi-février une consultation sur la composition de son prochain gouvernement. Mi-mars, on a pu assister au crowdsourcing de la mesure des radiations après la tragédie nucléaire de Fukushima. Au Japon comme aux Etats-Unis, les internautes ont connecté des compteurs Geiger au Web sur RadiationNetwork.com, pour contribuer à mesurer le niveau de radiations. Mais d'où vient cette méthode au nom bizarre ? Ce néologisme a été formé par la contraction, en anglais, de « wisdom of crowds », sagesse des foules, et de « outsourcing », externalisation. L'idée consiste à demander à des personnes extérieures, inconnues, le plus souvent distantes aussi bien du demandeur que les unes des autres, la réalisation d'une tâche généralement divisée en une myriade de microéléments. Ces personnes sont parfois (chichement) rémunérées, elles œuvrent le plus souvent sans contrepartie. L'une des premières mises en œuvre du crowdsourcing, qui ne portait pas encore ce nom, avant Internet et le Web, est l'appel lancé, au début du siècle dernier, par l'équipe Oxford English Dictionary pour indexer les mots de la langue anglaise ; elle a reçu, si l'on en croit Wikipedia, six millions de propositions en soixante-dix ans. Le concept a été relancé en 2006 par Jeff Howe dans un article de la revue « Wired » et il s’est développé sous l'effet de la croissante pénétration des technologies de l'information et de la communication (TIC), mais aussi de la crise économique qui force à la quête de nouveaux modèles de production. Internet lui a donné une puissance considérable.

LA RÉVOLUTION DU « CROWDFUNDING »

La méthode s'applique à de multiples domaines (lire l'encadré ci-contre). On constate son efficacité dans le « crowdfunding » qui consiste à réunir d'importantes sommes d’argent à partir de contributions financières modestes. C'est de cette façon que le Louvre a levé un million d'euros l'an dernier pour acheter « Les Trois grâces » du peintre allemand Lucas Cranach (avec des contributions moyennes de cent cinquante euros). Kiva.org a réuni, en six ans, près de deux cents millions de dollars envoyés par plus de 560 000 personnes de cinquante-huit pays pour financer (sous forme de prêts) des projets de développement - l'argent a été remboursé dans 98,60% des cas, assure le site. Sur Kickstane.com, vous pouvez investir dans des start-up prometteuses ou séduisantes : c'est là que Scott Wilson, qui veut transformer les nano en montres bracelets, a demandé quinze mille dollars ; il en a obtenu près d'un million avec les contributions de 13512 personnes désireuses de recevoir son gadget. Pendant ce temps, en France, Marc Dorcel a réuni neuf cents internautes pour produire le premier film X «  crowdfinancé  », « Mademoiselle de Paris ».

Cette mécanique illustre ce qui se trouve au cœur des technologies digitales. Utilisant un langage unique qui permet de tout exprimer sur une immense variété de machines connectées, l'Internet (réseau de machines) et le Web (réseau de documents sur lequel on circule grâce aux hyperliens) sont en fait une « métamachine » à établir des relations entre des individus dispersés qui peuvent, à tout moment et sans cesse, interagir avec elle ou entre eux. Sa force, selon un terme popularisé par Tim O'Reilly, patron de la boîte qui a inventé la notion de Web 2.0 (ou Web participatif), est qu'elle fonctionne sur une « architecture de participation ». Sa structure même rend possible, voire encourage la contribution des utilisateurs et entraîne des « effets de réseaux » dus à l'effet démultiplicateur des mises en relations à grande échelle. Ces « effets » expliquent la différence entre, par exemple, l’autoroute du Sud et Google : la première s'engorge quand nous y sommes trop nombreux, alors que le second est d'autant plus utile qu'un plus grand nombre y a recours.


LES WEBACTEURS

Le haut débit a transformé les internautes en « webacteurs » et a propulsé ce Web 2.0 dont le secret est le « contenu généré par les utilisateurs » (CGU). Ils s'emparent d'autant plus volontiers de la technologie qu'elle apparaît après des décennies de montée du niveau d'éducation (les gens ont plus confiance en eux), d'extension de la démocratie (ils ont moins peur) et de scepticisme accru face aux institutions et à leurs grands discours de légitimation (le « post-modernisme »).

Le CGU est le secret du succès sur le Web. Google affine la qualité de ses réponses à nos questions grâce à sa capacité d'interpreter comme un vote en leur faveur les liens sur lesquels nous cliquons. Facebook sait tirer parti des liens qui nous unissent à nos « amis ». eBay se contente d'offrir une place de marché (et un mécanisme de paiement) sur laquelle nous faisons tout le travail : présenter ce que nous mettons en vente, acheter, renchérir et noter mutuellement le sérieux des autres. Quand des millions, voire des centaines de millions de personnes sont connectées à un système qui s'alimente de leurs connaissances ou de leurs contributions, on peut voir émerger des propriétés surprenantes... mais pas nécessairement magiques ou « étrangement divines » (« spookily godlike ») comme a osé l'écrire Kevin Kelly un des fondateurs de la revue « Wired », à propos du Web. Deux nous intéressent ici : la sagesse des foules et l'intelligence collective.

La « sagesse des foules » est une simple opération mathématique : quand un très grand nombre de personnes sans relations entre elles évaluent les probabilités d'une situation, la moyenne de leurs opinions est généralement meilleure que les approximations des experts les plus compétents. La notion a été popularisée par James Surowiecki, chroniqueur économique du « New Yorker », dans un livre du même nom. Elle donne lieu à différentes applications comme les marchés prédictifs du type de NewsFutures (aujourd'hui Lumenogic.com) créé par Emile Servan-Schreiber. L'intelligence collective, elle, est définie par Pierre Lévy professeur à l'université d'Ottawa, comme « le projet d'une intelligence variée, partout distribuée, toujours valorisée et mise en synergie en temps réel ». On a souvent tendance à confondre l'une et l'autre, mais la première repose sur la réunion d'un très grand nombre de données produites par des gens qui n'ont pas de relations, alors que la seconde tire surtout sa force des processus délibératifs de communautés dont les membres échangent et travaillent ensemble. Mais quand on parle de « foule » il faut être prudent. C'est ce qu'essayé de faire Jeff Howe avec ses « cinq règles pour la nouvelle force de travail » :

  1. la foule est dispersée ;
  2. la foule ne fait attention que par brefs moments ;
  3. la foule est pleine de spécialistes ;
  4. la foule produit surtout de la merde ;
  5. la foule trouve ce qu'il y a de mieux.

Le crowdsourcing apparaît ainsi comme le fait d'utiliser les webacteurs pour « produire » des idées, des connaissances, du design, des services, ou même des objets en s'appuyant parfois sur la sagesse des foules, parfois sur l'intelligence collective, quand ça n'est pas sur un mélange des deux (comme assure le faire Lumenogic.com). Les scories dominent mais on trouve des pépites. Ce qui reste mystérieux, c'est la motivation des participants.

MOTIVATIONS ET RÉSERVES

Plus étudié que tous, le cas de Wikipedia est assez facile à comprendre. Mise à part une poignée de salariés, la rétribution est immatérielle, les contributeurs y gagnent la reconnaissance à laquelle ils aspirent : ils sont rémunérés en « réputation », rouage essentiel de l'ère de l'information. Et puis, il s'agit d'une œuvre publique largement perçue comme bénéfique pour l'humanité. Mais il n'y a pas que ça.

Habitués à voir les sociétés multimilliardaires occuper le devant de la scène, nous oublions qu'à la différence de ceux qui se réclament, consciemment ou pas, de l'éthique protestant mise en valeur par Max Weber (centrée sur le travail et l'argent), les développeurs travaillent souvent par plaisir et avec passion. Ils sont à l'origine de l'ordinateur personnel, du mouvement open source, de l'Internet et du Web. Les débuts de l'informatique ne se comprennent que dans la tension entre les développeurs hippies et ceux qui travaillaient pour le Pentagone, entre ceux qui « cherchaient à augmenter l'esprit humain et ceux qui voulaient le remplacer », comme l'a fort bien expliqué John Markoff, correspondant du « New York Times » pour San Francisco et la Silicon Valley. « L'idéologie californienne » apparaît ainsi comme la fusion de l'esprit libre des hippies et de l'esprit d'entreprise des yuppies. Le crowdsourcing pourrait bien en être l'avatar le plus récent.

Cela ne veut pas dire que tout est rose. A côté des motivations les plus généreuses, nous trouvons celles qui reposent sur l'intérêt personnel bien compris. C'est la vraie raison pour laquelle le Web 2.0 fonctionne si bien. En cliquant sur les liens suggérés par Google, nous signalons les meilleurs et contribuons ainsi son amélioration, qui nous rend service. Il arrive que le crowdsourcing permette gagner de l'argent. A qui ?

Un des premiers sur le marché, Innocentive.com, a l'une des politiques les plus claires et les plus satisfaisantes. Le site sert d'intermédiaire entre des entreprises ou des gouvernements (Lilly Roche, « The Economist », la Nasa) et des dizaines de milliers de techniciens, ingénieurs, scientifiques ou simples curieux du monde entier (225000 dans deux cents pays). Les premiers posent aux seconds des problèmes (techniques, scientifiques, d'organisation) qu'ils ne sont pas capables de résoudre seuls, et promettent une récompense (pouvant aller de cinq mille à un million de dollars) à qui les résoudra. Sur dix ans, le taux de succès est de 50%. Innocentive s'autodéfinit comme «le marché global de l'innovation » et prouve une des idées fortes des avocats du crowdsourcing : sa capacité, non pas à créer de l'intelligence, mais à connecter celles qui existent, aussi bien à la périphérie qu'au centre, ce que les hiérarchies font maladroitement. D’autres sont tentés de ne pas payer ou de ré-r.unérer misérablement les contributeurs. Facebook, qui doit une grande partie de son décollage hors des Etats-Unis à des traductions de la plateforme faite par les usagers, a été attaqué pour ne pas les avoir rémunérés. Il peut pourtant alléguer qu'ils voulaient que le site existe dans leur langue pour y communiquer avec leurs amis non anglophones. Un des cas les plus critiqués est le Mechanical Turk (connu sous le nom de MTurk) d’Amazon.com. Le nom vient d'un automate joueur d'échecs du XVIIIe siècle appelé « Le Turc », célèbre pour ses victoires contre Napoléon et Benjamin Franklin, Un automate... en apparence seulement car c'est un vrai maître de chair, d'os et de cellules grises qui se cachait dans la machine. S'appuyant sur l'énorme puissance des serveurs d'Amazon, MTurk se présente comme une place de marché virtuelle sur laquelle entreprises et développeurs peuvent confier à des humains des tâches qu'ils réalisent mieux que des ordinateurs : la sélection de photographies ou la description de produits, par exemple. Site de « journalisme d'intérêt public » largement centré sur l'étude de bases de données, ProPublica.org s'en sert par exemple pour « la collecte, le reformatage et la déduplication des données », et Sortfolio. com, site de designers Web, pour détecter les images « non aptes à être vues en entreprise ». Au prix de quelques centimes par action. La rémunération au microscope donne lieu à des critiques d'autant plus sévères que les employeurs ne payent ni impôts ni charges sociales. Analyste des TIC et auteur de plusieurs livres, Nicholas Carr parle de « métayage numérique ». Il l'applique à tout ce qui est Web 2.0 pour la simple raison qu'il « remet les moyens de production aux masses sans pour autant leur donner la propriété du fruit de leur travail ». C'est bien d'exploitation qu'il est question. Et la dimension économique n'est pas la seule utilisation problématique. Les gouvernements de la Chine, de l'Iran et de l'Arabie Saoudite ne confient-ils pas à leurs partisans la mission de repérer sur le Web les voix dissidentes ? Ce qui ne fait, en dernière instance, que confirmer la valeur du principe. Faut-il pour autant jeter le crowdsourcing naissant avec les eaux noires de la société dans laquelle nous vivons ? Ça serait presque aussi dommage que de couper l'électricité qui alimente les serveurs de Wikipedia. Au fond, le crowdsourcing démontre comment le Web change le monde. Il permet à n'importe quelle entreprise (économique, sociale ou politique) de réunir les ressources dont elle a besoin et à n'importe qui de participer aux projets de son choix, de la façon qui lui convient. En n'oubliant jamais cette formule de l'historien Melvin Kranzberg : « Les technologies ne sont ni bonnes, ni mauvaises, ni neutres. ». A nous, donc, de les utiliser au mieux.

Francis Pisani

Encarts : Le crowdsourcing est à la base de la révolution 2.0 du Web. Il permet à n'importe quelle entreprise de réunir les ressources dont elle a besoin et à n'importe qui de participer aux projets de son choix. Plaisir pour certains, exploitation pour d'autres, ce modèle est basé sur le volontariat.


CES DOMAINES OU LE "CROWDSOURCING" EST PERFORMANT

  • Waze.com permet aux automobilistes de signaler l'état de la circulation là où ils se trouvent et ainsi de bénéficier des informations les plus actualisées. Créé en Israël, Waze est disponible depuis peu en France.
  • Reevoo.com permet de savoir ce que nos semblables pensent des appareils que nous envisageons d'acheter : caméras, ordinateurs... Les près d'un million et demi d'opinions affichées ne sont pas toutes impartiales mais le nombre annule l'impact des partis pris.
  • IdeaScale.com permet aux entreprises de « réunir les idées de leurs clients et de leur offrir une plateforme sur laquelle ils peuvent voter ». Ce qui, selon le site, permet « aux meilleures idées d'émerger».
  • CloudCrowd.com distribue des microtâches aux internautes, se spécialise dans la traduction et se présente comme « le plus grand service d'editing du monde ».
  • Fotopedia.com, créé par Jean-Marie Hullot, aspire à créer une encyclopédie photo à laquelle contribuent des photographes aussi bien professionnels qu'amateurs.
  • Crowdmap.com a permis de localisé victimes et secouristes après le tremblement de terre en Haïti en 2010, ou encore de dénoncer les fraudes électorales lors des élections législatives en Egypte, la même année.