Lessig et la culture libre à l'ONU : Différence entre versions
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− | + | Genève, décembre 2003. Nous participons au Sommet mondial pour la société de l'information (SMSI), avec des collègues des cinq continents. Il y a notamment Tanguy Nzue Obame du Forum des Amis du Net au Gabon, André Afanou du réseau des jeunes micro-entrepreneurs Internet solidaire du Togo, Marie-Jane Berchten co-fondatrice d'Ynternet.org en Suisse, Zoul le technopunk magicien du multimédia. Quelques minutes plus tôt, au terme d'une très longue file d'attente, nous avons été fouillés par des militaires. La scène se déroule deux ans après le 11 septembre 2001. L'obsession sécuritaire bat son plein. Le dispositif impressionne. | |
− | + | Dans une grande salle, plus de quarante chefs d’État côtoient des milliers de délégués représentant des entreprises de télécommunications ou d'informatique, des associations et d'autres gouvernements. Tous réunis pour débattre de la société de l'information. Après dix ans d'internet grand public, le temps est venu d'appréhender la gestion des savoirs numériques comme un enjeu non plus technique, mais également social. Il ne s'agit pas seulement de tuyaux, de câbles et de machines servant à se connecter, mais aussi et surtout de comportements entre humains, facilités par les machines. | |
− | ' | + | Dans l'une des annexes de cette salle, toute proche, notre équipe participe à une conférence sur la culture libre. Nous sommes là pour partager l'expérience particulière du réseau Cooperation.net en matière d'internet solidaire et participatif, notamment en Afrique et en Europe de l'Est. C'est pour nous un grand honneur et même une reconnaissance d'être ainsi associés aux ténors de cette culture émergente, dans un contexte où, sur les milliards d'internautes, seuls quelques millions d'utilisateurs ont vraiment compris les enjeux du numérique. |
− | '' | + | Sont présents Richard Stallman, le fondateur du mouvement du logiciel libre, et Lawrence Lessig, juriste qu'on appelle amicalement Larry. C'est l'une des voix les plus écoutées dans les débats touchant au développement mondial d'internet. Avec ses livres et ses conférences, c'est lui qui, le premier, a réussi à vulgariser les questions de copyright et de droits d'auteur pour sensibiliser le grand public aux enjeux de société qui en découlent. Lessig a beaucoup de présence sur scène. Tout en se référant à Richard Stallman, il développe un discours très imagé pour expliquer ces nouveaux enjeux de société. Voici une histoire extraite de l'ouvrage Culture libre, qu'il préparait alors. Coïncidence, elle démarre tout juste... cent ans plus tôt ! |
− | '' | + | ==Extrait de « ''Free Culture ''»<ref>Lawrence Lessig. [http://www.framasoft.net/article3117.html Free Culture: ''how big media uses technology and the law to lock down culture and control creativity'']. The Penguin Press, New York. 2004.</ref> de Lawrence Lessig== |
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− | + | Le 17 décembre 1903, sur une plage venteuse de Caroline du Nord, en un peu moins de cent secondes, les frères Wright démontrèrent qu’un véhicule autopropulsé plus lourd que l’air pouvait voler. À cette époque, la loi américaine stipulait que le propriétaire d’un terrain était non seulement propriétaire de la surface de son terrain, mais de tout le sous-sol, jusqu’au centre de la Terre, et de tout l’espace au-dessus, ''jusqu’à l’infini''. | |
− | + | Les érudits s’étaient demandé depuis de nombreuses années comment interpréter au mieux l’idée que des droits de propriété terrestre puissent monter jusqu’aux cieux. Cela signifiait-il que vous possédiez les étoiles ? Pouviez-vous poursuivre les oies en justice, pour violations de propriété volontaires et répétées ? | |
− | + | Puis vinrent les avions, et pour la première fois, ce principe de la loi américaine – profondément ancré dans notre tradition, et reconnu par les plus importants juristes de notre passé – prenait de l’importance. Si ma propriété s’étend jusqu’aux cieux, qu’advient-il quand un avion de United Airlines survole mon champ ? Ai-je le droit de le lui interdire ? Ai-je le droit de mettre en place un accord d’autorisation exclusive au profit de Delta Airlines ? Pouvons-nous organiser des enchères pour déterminer la valeur de ces droits ? | |
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+ | En 1945, ces questions donnèrent lieu à un procès fédéral. Quand des fermiers de Caroline du Nord, Thomas Lee et Tinie Causby, commencèrent à perdre des poulets à cause d’avions militaires volant à basse altitude (apparemment les poulets, terrorisés, se jetaient contre les murs du poulailler et mouraient), ils portèrent plainte au motif que le gouvernement violait leur propriété. Bien entendu, les avions n’avaient jamais touché la surface du terrain des Causby. Mais si, comme l’avaient déclaré en leur temps Blackstone, Kent et Coke, leur terrain s’étendait ''vers le haut jusqu’à l’infini'', alors le gouvernement commettait une violation de propriété, et les Causby voulaient que cela cesse. La Cour reconnut que « selon l’ancienne doctrine, les droits de propriété foncière s’étendent jusqu’à la périphérie de l’univers ». Mais le Juge Douglas, en charge de cette affaire, n’avait pas la patience d’écouter l’ancienne doctrine. En un simple paragraphe adressé à la Cour, il annula des centaines d’années de droit foncier : | ||
− | + | « La doctrine n’a pas sa place dans le monde moderne. L’espace aérien est public, comme l’a déclaré le Congrès. Si ce n’était pas vrai, n’importe quel opérateur de vol transcontinentaux serait exposé à des plaintes sans nombre, pour violation de propriété. Le sens commun se révolte à cette idée. Donner raison à des revendications privées de l’espace aérien entraînerait une paralysie des lignes aériennes, compromettrait profondément leur développement et leur contrôle dans l’intérêt public, et reviendrait à privatiser un bien qui a vocation à être public. » | |
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+ | « Le sens commun se révolte à cette idée. »'' | ||
− | + | C’est comme ça que la loi fonctionne en général. Pas souvent de façon aussi abrupte et impatiente, mais en définitive, c’est ainsi qu’elle fonctionne. C’était le style de Douglas de ne pas tergiverser. D’autres juges auraient noirci des pages et des pages pour arriver à la même conclusion que Douglas fit tenir en une seule ligne : « le sens commun se révolte à cette idée ». Mais qu’elle tienne en quelques mots ou en plusieurs pages, le génie particulier d’un système de droit commun comme le nôtre est que la loi s’adapte aux technologies de son époque. Et en s’adaptant, elle change. Des idées qui un jour semblent solides comme le roc sont friables le lendemain. | |
− | + | Ou du moins, c’est ainsi que les choses se passent quand il n’y a personne de puissant pour s’opposer au changement. Les Causby n’étaient que des fermiers. Et bien qu’il y eût sans doute de nombreuses personnes mécontentes comme eux de la croissance du trafic aérien (on espère quand même que peu de poulets se jetaient contre les murs), tous les Causby du monde auraient eu beaucoup de mal à s’unir et à arrêter l’idée et la technique que les frères Wright avaient fait naître. | |
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− | ' | + | « L'Internet a libéré une possibilité extraordinaire, celle de participer à la création et à l’élaboration d’une certaine culture, qui rayonne bien au-delà des frontières locales. Cette possibilité a changé les conditions de création et d’élaboration de la culture en général, et ce changement menace les industries établies du contenu. Ainsi, l'Internet est aux fabricants et distributeurs de contenu du XXe siècle ce que la radio FM fut à la radio AM, ou ce que le camion fut au chemin de fer du XIXe siècle : le début de la fin, ou du moins une transformation substantielle. Je crois qu’il était juste que le sens commun se révolte contre l’extrémisme des Causby. Je crois qu’il serait juste que le sens commun se révolte contre les revendications extrêmes faites aujourd’hui au nom de la « propriété intellectuelle » |
− | '' | + | Presque dix ans plus tard, Richard Stallman et Lawrence Lessig sont toujours des références mondiales, qui attirent des centaines de personnes à chacune de leurs conférences. Quant aux hommes politiques et aux gouvernements qui se sont succédé depuis lors, la société de l'information ne leur a pas inspiré d'interventions particulièrement marquantes. Il ne fait plus de doute, en tout cas, que la gestion des savoirs est aujourd'hui un enjeu d'ordre social. |
− | + | == Notes et références== | |
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Version actuelle datée du 18 juillet 2016 à 10:48
Notions-clés : société de l'information, RMS, évolution jurisprudentielle, culture libre, Creative Commons, logiciel libre, sens commun.
Profils-clés : Richard Stallman,Sommet mondial pour la societé de l’information(SMSI), Lawrence Lessig, frères Wright, Free Culture.
Genève, décembre 2003. Nous participons au Sommet mondial pour la société de l'information (SMSI), avec des collègues des cinq continents. Il y a notamment Tanguy Nzue Obame du Forum des Amis du Net au Gabon, André Afanou du réseau des jeunes micro-entrepreneurs Internet solidaire du Togo, Marie-Jane Berchten co-fondatrice d'Ynternet.org en Suisse, Zoul le technopunk magicien du multimédia. Quelques minutes plus tôt, au terme d'une très longue file d'attente, nous avons été fouillés par des militaires. La scène se déroule deux ans après le 11 septembre 2001. L'obsession sécuritaire bat son plein. Le dispositif impressionne.
Dans une grande salle, plus de quarante chefs d’État côtoient des milliers de délégués représentant des entreprises de télécommunications ou d'informatique, des associations et d'autres gouvernements. Tous réunis pour débattre de la société de l'information. Après dix ans d'internet grand public, le temps est venu d'appréhender la gestion des savoirs numériques comme un enjeu non plus technique, mais également social. Il ne s'agit pas seulement de tuyaux, de câbles et de machines servant à se connecter, mais aussi et surtout de comportements entre humains, facilités par les machines.
Dans l'une des annexes de cette salle, toute proche, notre équipe participe à une conférence sur la culture libre. Nous sommes là pour partager l'expérience particulière du réseau Cooperation.net en matière d'internet solidaire et participatif, notamment en Afrique et en Europe de l'Est. C'est pour nous un grand honneur et même une reconnaissance d'être ainsi associés aux ténors de cette culture émergente, dans un contexte où, sur les milliards d'internautes, seuls quelques millions d'utilisateurs ont vraiment compris les enjeux du numérique.
Sont présents Richard Stallman, le fondateur du mouvement du logiciel libre, et Lawrence Lessig, juriste qu'on appelle amicalement Larry. C'est l'une des voix les plus écoutées dans les débats touchant au développement mondial d'internet. Avec ses livres et ses conférences, c'est lui qui, le premier, a réussi à vulgariser les questions de copyright et de droits d'auteur pour sensibiliser le grand public aux enjeux de société qui en découlent. Lessig a beaucoup de présence sur scène. Tout en se référant à Richard Stallman, il développe un discours très imagé pour expliquer ces nouveaux enjeux de société. Voici une histoire extraite de l'ouvrage Culture libre, qu'il préparait alors. Coïncidence, elle démarre tout juste... cent ans plus tôt !
Extrait de « Free Culture »[1] de Lawrence Lessig[modifier]
Le 17 décembre 1903, sur une plage venteuse de Caroline du Nord, en un peu moins de cent secondes, les frères Wright démontrèrent qu’un véhicule autopropulsé plus lourd que l’air pouvait voler. À cette époque, la loi américaine stipulait que le propriétaire d’un terrain était non seulement propriétaire de la surface de son terrain, mais de tout le sous-sol, jusqu’au centre de la Terre, et de tout l’espace au-dessus, jusqu’à l’infini.
Les érudits s’étaient demandé depuis de nombreuses années comment interpréter au mieux l’idée que des droits de propriété terrestre puissent monter jusqu’aux cieux. Cela signifiait-il que vous possédiez les étoiles ? Pouviez-vous poursuivre les oies en justice, pour violations de propriété volontaires et répétées ?
Puis vinrent les avions, et pour la première fois, ce principe de la loi américaine – profondément ancré dans notre tradition, et reconnu par les plus importants juristes de notre passé – prenait de l’importance. Si ma propriété s’étend jusqu’aux cieux, qu’advient-il quand un avion de United Airlines survole mon champ ? Ai-je le droit de le lui interdire ? Ai-je le droit de mettre en place un accord d’autorisation exclusive au profit de Delta Airlines ? Pouvons-nous organiser des enchères pour déterminer la valeur de ces droits ?
En 1945, ces questions donnèrent lieu à un procès fédéral. Quand des fermiers de Caroline du Nord, Thomas Lee et Tinie Causby, commencèrent à perdre des poulets à cause d’avions militaires volant à basse altitude (apparemment les poulets, terrorisés, se jetaient contre les murs du poulailler et mouraient), ils portèrent plainte au motif que le gouvernement violait leur propriété. Bien entendu, les avions n’avaient jamais touché la surface du terrain des Causby. Mais si, comme l’avaient déclaré en leur temps Blackstone, Kent et Coke, leur terrain s’étendait vers le haut jusqu’à l’infini, alors le gouvernement commettait une violation de propriété, et les Causby voulaient que cela cesse. La Cour reconnut que « selon l’ancienne doctrine, les droits de propriété foncière s’étendent jusqu’à la périphérie de l’univers ». Mais le Juge Douglas, en charge de cette affaire, n’avait pas la patience d’écouter l’ancienne doctrine. En un simple paragraphe adressé à la Cour, il annula des centaines d’années de droit foncier :
« La doctrine n’a pas sa place dans le monde moderne. L’espace aérien est public, comme l’a déclaré le Congrès. Si ce n’était pas vrai, n’importe quel opérateur de vol transcontinentaux serait exposé à des plaintes sans nombre, pour violation de propriété. Le sens commun se révolte à cette idée. Donner raison à des revendications privées de l’espace aérien entraînerait une paralysie des lignes aériennes, compromettrait profondément leur développement et leur contrôle dans l’intérêt public, et reviendrait à privatiser un bien qui a vocation à être public. » « Le sens commun se révolte à cette idée. »
C’est comme ça que la loi fonctionne en général. Pas souvent de façon aussi abrupte et impatiente, mais en définitive, c’est ainsi qu’elle fonctionne. C’était le style de Douglas de ne pas tergiverser. D’autres juges auraient noirci des pages et des pages pour arriver à la même conclusion que Douglas fit tenir en une seule ligne : « le sens commun se révolte à cette idée ». Mais qu’elle tienne en quelques mots ou en plusieurs pages, le génie particulier d’un système de droit commun comme le nôtre est que la loi s’adapte aux technologies de son époque. Et en s’adaptant, elle change. Des idées qui un jour semblent solides comme le roc sont friables le lendemain.
Ou du moins, c’est ainsi que les choses se passent quand il n’y a personne de puissant pour s’opposer au changement. Les Causby n’étaient que des fermiers. Et bien qu’il y eût sans doute de nombreuses personnes mécontentes comme eux de la croissance du trafic aérien (on espère quand même que peu de poulets se jetaient contre les murs), tous les Causby du monde auraient eu beaucoup de mal à s’unir et à arrêter l’idée et la technique que les frères Wright avaient fait naître. Et voici ce que Lawrence Lessig retire de cette anecdote :
« L'Internet a libéré une possibilité extraordinaire, celle de participer à la création et à l’élaboration d’une certaine culture, qui rayonne bien au-delà des frontières locales. Cette possibilité a changé les conditions de création et d’élaboration de la culture en général, et ce changement menace les industries établies du contenu. Ainsi, l'Internet est aux fabricants et distributeurs de contenu du XXe siècle ce que la radio FM fut à la radio AM, ou ce que le camion fut au chemin de fer du XIXe siècle : le début de la fin, ou du moins une transformation substantielle. Je crois qu’il était juste que le sens commun se révolte contre l’extrémisme des Causby. Je crois qu’il serait juste que le sens commun se révolte contre les revendications extrêmes faites aujourd’hui au nom de la « propriété intellectuelle »
Presque dix ans plus tard, Richard Stallman et Lawrence Lessig sont toujours des références mondiales, qui attirent des centaines de personnes à chacune de leurs conférences. Quant aux hommes politiques et aux gouvernements qui se sont succédé depuis lors, la société de l'information ne leur a pas inspiré d'interventions particulièrement marquantes. Il ne fait plus de doute, en tout cas, que la gestion des savoirs est aujourd'hui un enjeu d'ordre social.
Notes et références[modifier]
- ↑ Lawrence Lessig. Free Culture: how big media uses technology and the law to lock down culture and control creativity. The Penguin Press, New York. 2004.