Zoom sur la culture Libre
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« Tous droits réservés », « marque déposée », « brevet », « copie ou reproduction réservée à un usage strictement privé »... Dès que nous parlons « culture », nous sommes ramenés à la notion de propriété, en l'occurrence, intellectuelle.
Or, pour le courant de la culture Libre, les idées appartiennent à tous, un peu comme l'air et l'eau, nos besoins fondamentaux.
Rien n'est à nous
Tu dis : « Cette pensée est à moi. » Non mon frère,
Elle est en toi, rien n’est à nous.
Tous l’ont eue ou l’auront. Ravisseur téméraire,
Au domaine commun bien loin de la soustraire,
Rend-la comme un dépôt : Partager est si doux !
Henri-Frédéric Amiel (1821-1881), écrivain et philosophe suisse romand
Sommaire
L'origine de la culture Libre
1984 : Richard M. Stallman commence à formaliser la première licence logicielle libre. C'est le projet GNU. Depuis, la philosophie du libre s'étant progressivement à tous les domaines de société: art, éducation, recherche scientifique (savoirs libres, open science...), production industrielle et mécanique (hardware). Elle est même devenue une culture à part entière, la culture Libre. Elle est portée par mouvement social qui promeut la liberté de distribuer et de modifier des œuvres de l'esprit sous la forme d'œuvres libres par l'utilisation d'Internet ou d'autres formes de médias.
Le projet OpenSourceEcology en est un bon exemple : il crée et diffuse des plans pour la construction des 50 machines de base pour créer, voire « réinitialiser » la civilisation industrielle [1]. Il est dédié à l’élaboration conjointe de technologies reproductibles, open source et modernes pour des communautés villageoises résilientes. « En utilisant à la fois la permaculture et les ateliers de conception numérique pour la satisfaction des besoins de base, selon une méthodologie open source favorisant la reproduction à bas coût de l’ensemble des opérations, nous souhaitons aider chaque personne qui le désire à dépasser le stade de la survie et à évoluer vers la liberté. »
eCulture
L'eCulture est une thématique « sociotechnique » née des termes « culture » et du préfixe « e » signifiant « électronique ». Elle désigne la culture de la communication électronique, à savoir principalement Internet (messagerie électronique et sites Web). Elle englobe les codes de conduite (individuels ou collectifs) et ceux des communautés de pratiques qui se côtoient au travers des réseaux d'informations numériques. On retrouve l'eCulture dans les arts, l'économie, la science et la politique sous les intitulés d'ère numérique, monde digital, société de l'Information, ou encore cyberculture.
Les technologies numériques sont devenues abordables financièrement depuis les années 1980. Cette tendance se confirme d'année en année. Ceci contribue à faciliter matériellement l'entrée du plus grand nombre dans l'ère du numérique.
Quatre libertés fondamentales
En utilisant l'adjectif "Libre", notre société s'est dotée de quatre libertés fondamentales telles que définies par la Fondation pour le Logiciel Libre (Free Software Foundation, FSF). Initialement, l'usage de l'expression « libre » dans la société de l'information se réfère au code d'un logiciel et donne à l'utilisateur d'un logiciel libre :
- La liberté d'exécuter le programme, pour tous les usages (liberté 0) ;
- La liberté d'étudier le fonctionnement du programme, et de le modifier pour qu'il fasse votre travail informatique comme vous le souhaitez (liberté 1). Pour ceci l'accès au code source est une condition nécessaire ;
- La liberté de redistribuer des copies, donc d'aider votre voisin (liberté 2) ;
- La liberté de distribuer aux autres des copies de vos versions modifiées (liberté 3). En faisant cela, vous pouvez faire profiter toute la communauté de vos changements. L'accès au code source est une condition nécessaire.
Progressivement, l'adoption des libertés fondamentales s'est répandu au-delà du seul logiciel, notamment :
- images libres ;
- documentations pédagogiques libres ;
- films libres ;
- plans d'architecture libres ;
- cartographie libre ;
- robotique libre ;
- musique libre ;
- recherche scientifique libre ;
- plans de fabrication de machines agricoles libres ;
- presse libre et participative (Agoravox, Ohmynews !).
Les deux familles de licences
Caractéristiques de la licence | Dans la famille plutôt "partage" (libre, open-source, non exclusive) | Dans la famille plutôt "exclusive" (limitative, privative, propriétaire) |
---|---|---|
Approche affirmée, les termes et licences les plus reconnus dans cette famille | GPL, GFDL, ArtLibre, CreativeCommons BY-ShareAlike (alias CC-BY-SA), autres (Cf. FSF[2] ou OSI[3]), domaine public | Tous droits réservés, avertissement que les copieurs seront poursuivis, brevets... |
Approche réservée | Licence Creative Commons avec la clause Non Commerciale, OpenSource (bénéfices uniquement commerciaux, pas de choix éthique formel) | Autorisation de reproduction possible au cas par cas, nous contacter. |
Mention inconsciente | "Tous usages autorisés" (risque de réappropriation) | Aucune mention de copyright ni d'auteur pour des photos, images, films... |
Une communauté de contributeurs
Par les libertés ainsi octroyées, auteurs et utilisateurs ne sont plus séparés, mais réunis dans le groupe des contributeurs. On évite ainsi de créer des ghettos. La copie est autorisée, car elle découle des libertés de modifier et de redistribuer. Bien sûr, le premier réflexe est de penser qu'en autorisant la copie, l'auteur d'une œuvre va perdre ses droits et perdre toute possibilité de gagner de l'argent. En fait, en tant qu'expert ou personne ressource, il peut vendre son temps à adapter une œuvre et transférer à d'autres le savoir-faire pour bien l'utiliser. La logique de produit est détrônée par celle de service (qui peut, lui, être payant). Etant donné que l'œuvre est libre, il ne faut pas beaucoup d'argent pour la créer, car il peut y avoir des milliers de co-créateurs.
modèle économique, loi de Moore, CREQ, wikinomie, économie collaborative, transition, société de l'information, licences libres.
Showbiz : une culture d'exclusivité
Dans l'industrie du show-business, les auteurs cèdent leurs droits à des producteurs et/ou éditeurs, qui les monnayent auprès des distributeurs. Vous avez déjà eu vent de ces chiffres impressionnants : un milliard de recettes pour le dernier film hollywoodien qui vient de sortir, 300 euros la place pour assister au concert de la superstar qui fait sa réapparition après sa cure de désintox'. Mais attention, interdit de prendre des photos ou de les partager, c'est du vol ! L'avertissement le dit bien au début du film : vous n'iriez pas braquer une banque, alors pourquoi copier un DVD ?
Le showbiz concentre les intérêts privés d'un petit groupe de producteurs et d'actionnaires. C'est l'ancien modèle encore dominant, qui sert les intérêts de majors, une poignée de grands groupes dont les bénéfices reposent sur les contrats d’exclusivité. Leur mode de fonctionnement : faire signer aux artistes un contrat promettant le jackpot à ceux dont les œuvres seront les plus commercialisées via les canaux de distribution, ceux tenus par ces mêmes majors.
L'exclusivité qui prive l'auteur de la possibilité de faire jouer une saine concurrence en utilisant plusieurs moyens de diffusion, c'est le modèle vascillant du commerce du spectacle divertissant, attirant, mais dont les limites artificielles imposées par les producteurs/éditeurs entrent en collision avec les possibilités du numérique.
Car ces propriétés permettent l'émergence d'une culture du libre partage, basée sur un autre type de contrat, avec d'autres termes pour régir l'usage des œuvres. Ses nouveaux codes détricotent le modèle dominant de cession exclusive des droits. Alors que ce dernier interdit aux auteurs la possibilité de diversifier les modes de production et de diffusion qui leur permettraient de se confronter à tout moment à leur public, le modèle émergent ne conserve principalement qu'une seule obligation incontournable : la mention de la paternité de l'œuvre par ses utilisateurs bénéficiaires.
Ces nouveaux termes régissant l'usage des œuvres sont encore peu connus, bien que pratiqués depuis les années 90. On les appelle les licences libres et les licences open source, chacune proposant quelques nuances. Elles s'appliquent à toute création, jusqu'aux modes d'emploi dans la gestion d'entreprises. Elles commencent à remporter une large adhésion, notamment à travers les licences dites « Creative Commons » utilisées sur Wikipédia et ailleurs, par des millions de créatifs dans tous les domaines.
Car avec Internet, le modèle privateur s'érode. Notamment parce que les limites entre producteurs et consommateurs s’estompent, chacun pouvant désormais assurer les deux rôles.
Les artistes eux-mêmes sont de moins en moins satisfaits. Combien d’entre eux se plaignent de leur maison d'édition, qui les tient en otage, soit en ne leur versant pas les droits, soit en les empêchant de distribuer leurs œuvres ? Une fois dans le système, ils ne peuvent même plus choisir de donner des créations (une chanson, un film ou une illustration dont ils sont pourtant les auteurs) en vue de soutenir un événement, une cause ou tout simplement d'asseoir leur notoriété.
Partage versus exclusivité
Le schéma suivant décrit les deux tendances. Dans les faits, la frontière qui les sépare est floue, car nous sommes en phase de transition globale. Le modèle du Libre est déjà largement défini et documenté, mais il reste compris uniquement par une minorité. Cependant, une fois qu'il est intégré ou expérimenté, rares sont les utilisateurs qui reviennent en arrière.
Etape de vie d'une information | Modèle de gestion à tendance exclusive | Modèle de gestion à tendance de partage |
---|---|---|
Ce qui conditionne le tout: la conception et le développement de l’œuvre | Dopage, spéculation, grands espoirs, secret de fabrication, compétition. | Développement organique, petit à petit, modeste (« dans son garage »), ouvert, coopératif. |
Une fois mon œuvre créée, quel mode de gestion et quelle licence seront les plus efficaces ? | Contrôle basé sur l’exclusivité, création d’une pénurie artificielle, cession des droits des auteurs à des promoteurs/éditeurs. | Confiance basée sur quatre libertés fondamentales, reconnaissance des auteurs à chaque étape de contribution, toutes les évolutions sont possibles. |
Quel mode de diffusion de l’œuvre ? | Concurrence, bénéfice à court terme, vente du droit d’usage d’un produit | Coopération et compétition constructive (alias coopétition), vente du service autour d’un produit (conseil, formation, adaptations sur-mesure, veille) |
Quel impact social, culturel et économique global dans la société de l'information? | Dynamique de : - hiérarchie de statut ; |
Dynamique de : - hiérarchie de compétences ; |
Crise de remise en question, alias CREQ
Commencer à pratiquer les modèles socio-économiques du Libre, c'est souvent les adopter. Mais pour y parvenir, il faut faire un gros effort. Au début, non seulement on ne comprend pas bien, mais il n'est pas étonnant que l'on ressente de la répulsion face à ces nouvelles dynamiques. Il faut en effet à cette occasion, remettre en question la vision qu'on avait de la propriété des idées, du mode de développement d'un produit ou d'un projet et de la manière d'échanger avec ses semblables. L'écrivain Bernard Werber [4] décrit ainsi cette profonde crise de remise en question, alias CREQ : « L’homme est en permanence conditionné par les autres. Tant qu’il se croit heureux, il ne remet pas en cause ces conditionnements. Il trouve normal qu’enfant on le force à manger des aliments qu’il déteste, c’est sa famille. Il trouve normal que son chef l’humilie, c’est son travail. Il trouve normal que sa femme lui manque de respect, c’est son épouse (ou vice-versa). Il trouve normal que le gouvernement lui réduise progressivement son pouvoir d’achat, c’est celui pour lequel il a voté. Non seulement il ne s’aperçoit pas qu’on l’étouffe, mais encore il revendique son travail, sa famille, son système politique et la plupart de ses prisons comme une forme d’expression de sa personnalité. Beaucoup réclament leur statut d’esclave et sont prêts à se battre bec et ongles pour qu’on ne leur enlève pas leurs chaînes. Pour les réveiller il faut des CREQ, « Crises de Remise En Question ». Les CREQ peuvent prendre plusieurs formes : accidents, maladies, rupture familiale ou professionnelle. Elles terrifient le sujet sur le coup, mais au moins elles le déconditionnent quelques instants. Après une CREQ, très vite l’homme part à la recherche d’une autre prison pour remplacer celle qui vient de se briser. Le divorcé veut immédiatement se remarier. Le licencié accepte un travail plus pénible… Mais entre l’instant où survient la CREQ et l’instant où le sujet se restabilise dans une autre prison, surviennent quelques moments de lucidité où il entrevoit ce que peut être la vraie liberté. Cela lui fait d’ailleurs très peur. » C'est pour cette raison que la transition d'un modèle d'exclusivité à un modèle de partage s'effectue par à-coups, par sauts de puce, comme autant de petites secousses, selon le principe deux pas en arrière (stress, peur), trois pas en avant (remise en question, ouverture). Le mouvement « Open Source », par son approche pragmatique et économique, c'est à dire moins idéaliste ou politique que le mouvement Libre, semble jouer un rôle de facilitateur de cette transition. |
Vers une nouvelle économie plus éthique
L'adoption proposée des libertés fondamentales a des applications diverses, comme la mise à disposition des codes génétiques de plantes traditionnelles ou l'accessibilité à des recettes médicales utiles pour combattre des maladies largement répandues. Une fois « libérées », ces recettes deviennent patrimoine de l'humanité. C'est l'essence même du combat pour éviter la marchandisation de la nature, pour adopter une économie dite sociale et solidaire, au service de l'homme.
Face à cette évolution, les détenteurs de brevets sur le vivant avancent l’argument des sommes considérables qu’ils ont investies dans la recherche. Les artistes invoquent la nécessité de toucher des redevances pour couvrir leurs frais initiaux.
Mais maintenant il existe une solution alternative pour prévenir ces contradictions : commencer à partager dès le début, avant d'investir trop de temps dans un projet. C'est une nouvelle culture à adopter.
C'est ce qui se passe sur Wikipédia, symbole de la culture libre. Et cela se passe aussi au sein de milliers de communautés en ligne qui partagent des recettes sur les semences et les plantes médicinales, la création de musiques électroniques ou les plans architecturaux de maisons écologiques.
Nous voilà au cœur de l'enjeu de la société de l'information : les comportements individuels et collectifs, du fait des propriétés du numérique, tendent vers l'adoption généralisée des principes de fonctionnement du Libre. C'est déjà le cas avec l'encyclopédie Wikipédia (cinquième site le plus visité au monde en 2011), avec GNU/Linux (logiciel qui tourne sur la majorité des serveurs Web sur terre), avec Firefox (navigateur web utilisé par environ 30 % des internautes mondiaux), etc. Cette évolution est donc déjà fonctionnelle. Cela matérialise petit à petit une nouvelle économie, basée sur des principes bien différents des précédents, avant l'arrivée du numérique.
Pour conclure sur la définition du mot libre, notons une convergence entre les principes véhiculés par la notion libre dans le domaine immatériel et ceux véhiculés par la notion durable dans le domaine matériel. Considérant que ces sciences libres sont un terreau fertile pour ces nouveaux modèles économiques, des visionnaires contribuent à identifier et promouvoir les nouveaux modes de production et de diffusion des créations. Cette vision est notamment à l'œuvre dans l'économie sociale et solidaire.
Voici une synthèse de l'impact du numérique sur le monde du travail :
Entreprise 1.0 | Entreprise 2.0 | Entreprise 3.0 |
---|---|---|
Organisation hiérarchique | Organisation horizontale (mode projet) | Organisation horizontale et élargie avec crowdsourcing |
Cloisonnement | Participation | Participation avec développement de toutes les formes possibles de télétravail |
Procédures complexes et rigidité | Procédures simples et flexibilité | Procédures simples et intelligemment améliorables et flexibilité |
Relation hiérarchique | Relation entre tous | Relation entre tous et à tout moment grâce aux outils nomades connectés |
Information gardée | Information partagée | Information partagée et qualifiée selon sa signification (web sémantique) |
Outils du Web 1.0 : mél, site institutionnel, etc. | Outils de type réseaux sociaux d’entreprise | Réseaux sociaux d’entreprise + univers virtuels 3D |
Formations classiques en présentiel | E-learning | E-learning à la demande sur des points précis grâce à la qualification des données |
Vision de société
Face à une culture omniprésente des informations à usage exclusif, le Libre offre une autre tendance fondamentale dans les grands choix de société. Sur le Web, libre versus privateur, ou libre versus propriétaire, fait l'objet d'un nombre incalculable de sources, débats, définitions, projets, qui tous ont pour point commun les quatre libertés fondamentales.
La « libération » des différents moyens d'expression favorise l'émergence de principes de fonctionnement et de cercles vertueux pour les relations socio-économiques :
- d'accès équitable pour tous à l'information et aux médias ;
- d'expression du bien commun par le partage des connaissances sans discrimination (ni sur les usages ni sur les usagers) ;
- d'éthique de la communication dans un esprit de développement durable ;
- de responsabilité sociale et de transparence par l'équité des chances dans les entreprises privées et institutions publiques.
Au final, il est bien possible que les valeurs et principes de fonctionnement sous-tendus par l'expression « libre » s'imposent naturellement. Car une fois essayé, une fois adopté. Cela demande une certaine rupture avec des habitudes anciennes, un effort comparable à celui de changer de pays, de langue et de culture, tout en restant soi-même, mais c'est possible, à tout âge, quelles que soient son origine et son histoire.
Si ces comportements émergents de la culture numérique sont évidents pour certains pionniers, cela reste très nouveau ; mais pas impossible. En 1960, la plupart des humains vivait dans des colonies, les femmes n'avaient pas le droit de vote. La conscience émerge. Les choses changent.
Pour ceux qui souhaitent approfondir cette réflexion pour l'appliquer dans les projets, il est possible d'y aller en douceur, à petit pas, en adoptant des licences semi-libres, en apprenant à tracer des barrières mobiles mais claires, entre ce qui est à partager comme les recettes ou l'infrastructure informatique, et ce qui est à garder privé en usage exclusif ou secret, comme le logo et nom de l'entreprise, la comptabilité voire certains plans stratégiques d'entreprises. Mais les innovations et la créativité, elles, seront mieux mises à profit en utilisant les licences libres... Pour autant que la culture pour bien les appréhender soit acquise et pratiquée par la majorité des participants à la communauté dans ces entreprises.
Notes et références
- ↑ Article Rebootons la civilisation avec Marcin Jakubowski d'Open Source Ecology sur Framablog. [1]
- ↑ Liste de licences libres
- ↑ Liste de licences reconnues par l'Open Source Initiative (en anglais)
- ↑ Article sur les CREQ [2] sur le site ESRA