Internet au-delà du petit écran

De Wiki livre Netizenship
Révision datée du 1 octobre 2011 à 23:51 par WilmotSeaford15283 (discussion | contributions) (Le mot de la fin)

Internet, télévision, passivité, participativité, bien commun, divertissement, information


Qu’il s’agisse de télévision ou d’Internet, le débat tourne régulièrement autour de l’opposition « passivité vs activité ». Or Internet n’est plus un sanctuaire préservé de tout risque de passivité : le Web sert de plus en plus à la consommation de télévision ou de cinéma en streaming ou en mode « rattrapage » ; la télévision de son côté n’a pas été longue à tomber dans la « convergence Web ». La publicité, par conséquent, se déploie et se consomme désormais également sur Internet. Les observations extraites du documentaire « Le temps de cerveau disponible », [1], restent donc parfaitement adaptés à l’aire numérique :

« Pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible, c'est-à-dire de le divertir, de le détendre, pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. » C’est avec ces phrases de Patrick Le Lay, prononcée en juillet 2004 alors qu'il était président de la chaîne de télévision française TF1, que le journaliste d'investigation Christophe Nick s’est demandé jusqu’où pouvait aller la télé. Depuis les années 1980, le divertissement sur petit écran trouve moins sa force dans la moralité ou l’émotion que dans l’excitation de nos pulsions primitives. Sexe, violence, cruauté, humiliation, le cocktail parfait à destination d’une audience assujettie à une logique économique plus que culturelle. Prochaine étape sur nos écrans HD ? Peut-être la mort en direct.

Voyeurisme

« La question qui se pose est celle-ci : sommes-nous des trafiquants d’émotions fortes ? Sommes-nous des courtiers en chair encore tiède ? Avons-nous raison de vous montrer ce que vous n’auriez jamais dû ou pu voir ? Avons-nous raison de penser qu’une civilisation se termine et qu’une autre commence ? Les faits sont là. Il est certain que jamais les images n’ont eu autant d’importance (!!!) qu’en ce moment. Autrefois c’est vous qui faisiez les images, et maintenant ce sont les images qui vous font. »

Ces mots ont été prononcés par un journaliste en 1957 (!!!). Ils prouvent que la télévision a toujours été consciente de son pouvoir de nuisance. Cela ne l’a pas empêché de devenir nuisible.

Après la privatisation des années 1980, la téléréalité aura représenté la deuxième révolution dans l’histoire de la télévision française. Soudain toutes les transgressions sont devenues possibles. Le temps est venu de l’élimination mutuelle, de l’humiliation, de l’exhibition, au sein d’un dispositif conçu, comme son nom l’indique, pour que ces transgressions soient bien réelles. Les participants à ces nouveaux programmes étaient invités à repousser tous les interdits : contrairement aux mécanismes d’exhibition et de voyeurisme des années 1980 et 1990, les producteurs et diffuseurs de téléréalité ne se contentaient plus de la parole, mais exigeaient des passages à l’acte. Lesquels, encouragés et renouvelés, ont entraîné les candidats vers des comportements de plus en plus régressifs et pulsionnels. Brutalité, narcissisme, cupidité, cynisme, valeurs dominantes de la téléréalité, auront été également celles de l’époque. De fait, pour les adolescents, très nombreux à regarder les programmes de téléréalité, le phénomène d’identification a fonctionné parfaitement. Le passage à l’acte, la libération des instincts, légitimés par l’estampille du « vu à la télé », ont été banalisés et ont suscité une imitation massive et « décomplexée », pour reprendre un adjectif très en vogue dans la première décennie du nouveau siècle.

Les sociétés quelles qu’elles fussent – animistes, impériales, monarchiques – ont toujours mis en place des dispositifs de contrôle des pulsions. Il n’est pas sûr qu’il ait déjà existé une société qui, comme la nôtre, célèbre le libre assouvissement des pulsions et leur exploitation. La télévision ne pose pas de problème en tant qu’outil technologique mais parce qu’après une courte phase de soumission au pouvoir politique, elle est passée sous le contrôle exclusif de l’idéologie du marketing, c’est-à-dire des prescripteurs de comportement fort peu philanthropes que sont les publicitaires. Les publicitaires visent essentiellement ce que les théories issues du marketing américain nomment la « lifetime value » : il s’agit de fidéliser les consommateurs à des marques et de les conditionner à suivre des modèles comportementaux qui les rendront d’autant plus contrôlables – eux et leur pouvoir d’achat. Dès lors que la télévision s’attaque à l’intégrité psychique et physique des individus, comme elle le fait sans s’en cacher depuis la fin du XXe siècle, dès lors qu’elle entreprend de « repenser », de « refabriquer » ceux auxquels elle s’adresse, elle n’est plus très loin de l’ultime transgression.

Nos bas instincts réveillés par la TV [2]

En 1920, Sigmund Freud a postulé que l’être humain était habité par deux types de pulsions, qu’il a appelées pulsions de vie et pulsions de mort. Les pulsions de vie sont, en substance, les pulsions érotiques, qui conduisent à l’union avec l’autre et in fine à engendrer du vivant. Mais parce que vivre est une entreprise fatigante, voire une épreuve, il existe chez tous les êtres vivants, explique Freud, une pulsion de mort concomitante à la pulsion de vie. En encourageant les pulsions à se délier, littéralement à se « déchaîner », la télévision explore et exploite donc, en toute logique, des territoires intensément sexuels (pulsion de vie) et destructeurs (pulsion de mort). A ce jour c’est en Grande-Bretagne, sur la chaîne privée Channel 4, que les programmateurs sont allés le plus loin en proposant la dissection filmée de véritables cadavres, le samedi soir. La même chaîne a lancé en 2010 un appel à candidatures : ses producteurs recherchaient un malade en phase terminale pour le filmer jusqu’à sa momification.

Ce qui est ici à l’œuvre n’est rien de moins que la destruction des fondations sociales et humaines sur lesquelles s’est lentement bâtie la civilisation. La destruction de la confiance, la destruction des relations entre les individus, entre parents et enfants, la destruction en conséquence de tous les modèles d’autorité engendrent inévitablement des populations atomisées, « désaffectées », incontrôlables. Ce modèle de gouvernement par l’instinct produit de l’hyper-violence, ferment de la guerre civile.[3]

Les enfants passifs devant l'écran [4]

Selon des statistiques françaises (!!!), 87% des enfants d’âge scolaire passent au minimum deux heures par jour devant la télévision. Or la passivité ainsi induite s'oppose directement au bon développement de l'enfant, comme l’explique Anne Jeger, psychologue clinicienne à Lausanne (Suisse) [5]:
« L'enfant passif devant un écran ingurgite des messages et des images qui transmettent des valeurs et des croyances véhiculées dans les émissions regardées. Si ses parents sont absents, il va faire siennes ces valeurs. Car l'enfant se construit en s'identifiant et en imitant les modèles qu'il rencontre. Les médias influencent sa pensée, sa représentation du monde et celle des autres (gentils/méchants). Image simpliste du monde et perception tronquée d'une réalité qui est nuancée dans la vraie vie. On sait aujourd'hui qu'il suffit de vingt minutes d'exposition aux images cathodiques pour que les ondes cérébrales bêta, caractéristiques de l'état de veille, se transforment en ondes alpha qui nous rendent vulnérables aux suggestions. Devant un écran, l'enfant entre dans un monde qui est de toute façon virtuel puisqu'il passe à travers une image. Les images ont sur lui un pouvoir excitant et captent son attention. La télévision empêche de prendre des initiatives, de s'ennuyer – ce qui est essentiel pour développer sa maison intérieure, son imagination, sa créativité – et rend dépendant. Les effets sont sidérants : fatigue, irritabilité, troubles du sommeil, isolement social, obésité voire agressivité et violence. Et même si certaines émissions sont instructives, il manque des échanges et du contact pour élaborer et confronter sa pensée. Car sans pensée critique, pas d'esprit critique et de recul sur les évènements télévisuels et les évènements de la vie. Quant à la violence, elle a toujours existé. Elle fait partie de nous. Elle se réveille quand elle est stimulée, provoquée. Et que se passe-t-il dans la tête d'un enfant quand il reste des heures devant un écran à regarder passivement des personnes se brutaliser et s'entretuer ? Cette violence s'imprègne inévitablement dans son cerveau et génère de la peur... Et la peur génère la violence. Le monde est donc perçu comme menaçant et angoissant, avec tous les autres symptômes qui en découlent. »


La télé et Internet : deux niveaux d’attention différents

Laisser les images nous tomber dans les yeux, affalé sur un canapé, la télécommande dans une main et un sandwich dans l’autre, constitue sans doute le comble de la passivité, voire de la léthargie. Par ailleurs, même si télévision se répand dans l’espace numérique, son mode de fonctionnement reste par essence inéquitable : une station émet, produit ; le téléspectateur reçoit, consomme. La survie des chaînes dépendant de leurs recettes publicitaires, la course à l’audience légitime l’utilisation de toutes les méthodes pour susciter l’intérêt du public.

Les plus grands sites Web génèrent certes eux aussi des revenus grâce à la publicité, mais ce modèle économique n'est plus le seul disponible : les propriétés mêmes du numérique autorisent la mise en place d’un mode de fonctionnement équitable, symétrique et à hiérarchie horizontale (plaçant tout le monde au même niveau). C'est le propre d'un réseau neutre. Sur Internet la communication est instantanée comme à la télévision, mais elle est aussi :

  • décentralisée (pas de centre de décision unique, chacun décide de son destin numérique) ;
  • asynchrone (chacun agit à son rythme – une option que la télévision commence à proposer avec des émissions à la carte ou la possibilité d’interrompre provisoirement un programme diffusé en direct ;
  • multilatérale (elle permet les échanges entre groupes d’utilisateurs, ce qui n’est pas le cas de la télévision). (!!!)

Le plaisir de servir le bien commun

Ce n’est pas autrement qu’un portail Web dépourvu de toute aide publique comme Wikipedia a pu devenir en moins de dix ans le cinquième site le plus visité au monde. Le projet a dû son succès aux dizaines de millions de petits dons annuels versés par les personnes qui avaient foi en lui.

Il est incontestable qu’Internet peut engendrer exactement les mêmes vices et dérives que la télévision, si l’attitude de ses utilisateurs reste passive. Mais le Web, au contraire de la télévision, a vocation à sortir l’internaute de son seul rôle de consommateur et à faire de lui un « consomm’acteur » de son écosystème d’information. De nombreux sites, sans but lucratif, sont motivés par le seul plaisir de partager un savoir de qualité. Leurs concepteurs accueillent ainsi à bras ouverts les connaissances des internautes qui leur permettront d’améliorer leur projet.

Le mot de la fin

La télé n'est pas durable car elle sert des intérêts privés ; Internet est durable car il sert les intérêts des citoyens qui l'utilisent.

Notes et références

  1. écrit par Christophe Nick et réalisé par Jean-Robert Viallet pour France 2 en 2010
  2. Adapté du documentaire TV « Le temps de cerveau disponible », Christophe Nick & Jean-Robert Viallet, France 2, 2010
  3. Vidéo
  4. Source: La Liberté, 3 novembre 2010
  5. La Liberté, 3 novembre 2010